Libra, qu’est-ce ?
Instables et dévoreuses d’énergie ! Tels sont les qualitatifs couramment associés aux crypto-monnaies et crypto-actifs. Et maintenant Facebook s’en mêle. Au delà de toute considération sociale, ce papier se penche sur la mécanique de la Libra. … Comment ça marche ? Peut-on déjà anticiper quelque atout ou limite ? quelque risque ?
Le dessein annoncé de cette application pour smartphone est de permettre à tous, détenteur d’un compte bancaire ou pas, d’effectuer des paiements et transfert de fonds d’un simple click. Les usagers exclus des systèmes bancaires classiques sont tout particulièrement ciblés.
Voici quelques points, dont beaucoup sont d’interrogation, sur le sujet.
Utilisation
La Libra s’achète avec des dollars, euros ou yens et se dépense comme on dépenserait des dollars, euros ou yens. C’est un moyen de paiement qui peut se substituer au dollar, yen ou euro avec une parité fixe. Donc en principe, pas grand changement.
En pratique, quelles pourraient être les conséquences de son utilisation dans un pays dont la devise serait faible voire instable ? N’y a-t-il pas risque de délaisser la monnaie nationale au profit de la Libra ? Et de placer ainsi ses moyens d’échanges monétaires sous l’autorité d’un groupement de sociétés privées ?
Stabilité
À l’opposé du Bitcoin ou de l’Ether, la Libra s’appuie sur un panier de monnaies contenant des monnaies d’État qu’on nomme monnaies fiat : dollars, euros, yens, livres. Chaque unité dépensée en Libras est provisionnée par une unité de monnaie fiat. Un détenteur de Libras a la possibilité de les échanger en devises de la même manière qu’autrefois un billet au porteur ou une lettre de créance présenté à un guichet donnait droit à sa contrepartie en or. Les crypto-actifs dont la valeur s’appuie sur une référence ferme sont des « stablecoins » ; la stabilité apportée par la valeur intrinsèque est une des trois exigences avec l’acceptation et l’unité de valeur pour prétendre au titre de monnaie.
Notons que s’adosser à un panier de valeurs n’est pas la seule voie pour stabiliser une monnaie. De manière plus sophistiquée, des smart contracts peuvent ajuster la masse monétaire en fonction de son cours.
Prenons également en compte qu’assurer une couverture à cent pour cent du panier relève du bon vouloir de l’opérateur.
Le livre blanc Libra affiche l’ambition pour le futur de tendre vers un panier de valeurs mobilières. Voire en « sur-adossant » à des crypto-actifs comme le font d’autres stablecoins ?
Création monétaire
La mécanique de la Libra fonctionne sans création monétaire : les dépenses en Libras sont provisionnées au fil de l’eau. C’est là une différence majeure avec le bitcoin ou l’ether qui associent minage et création monétaire.
On achète des Libras en euros, on dépense les Libras comme en dépensant des euros sans faire évoluer la masse monétaire « classique » puisque chaque Libra a sa contrepartie en monnaie fiat. La masse monétaire représentée par les Libras fait partie de la masse monétaire des monnaies fiat. Nous ne faisons que bénéficier d’un système de circulation plus fluide et plus économique que le système bancaire classique.
La création monétaire dans le système bancaire classique découle aujourd’hui d’un jeu d’écritures dans les livres de compte des banques commerciales lors de l’établissement de prêts sous le strict contrôle des banques centrales qui dictent les taux d’intérêt et détiennent à hauteur de un pour cent la contrepartie des sommes prêtées. Cette création/destruction monétaire est à l’origine de plus de 90% de la masse monétaire. Le complément de cette monnaie scripturale est la monnaie physique créée par la banque centrale.
De manière « exceptionnelle » la banque centrale peut créer de la monnaie utilisée pour racheter de la dette aux banques privées dans le but de relancer l’activité. La technique est connue sous le nom d’assouplissement quantitatif ou « quantitative easing » et devient monnaie courante (!) depuis quelques années.
De manière encore plus exceptionnelle voire provocatrice, il peut arriver à un État d’émettre des bons du Trésor en euros à l’image du gouvernement italien avec les « mini-bots ». Nous avons là de fait une forme de création monétaire.
En théorie donc, la Libra est neutre au niveau de la création monétaire. Cela dit, trois facteurs me semblent susceptibles de changer la donne.
- La variation de la vitesse de circulation de la monnaie. Elle est supposée constante dans la relation la reliant au PIB et à la masse monétaire. Quelle serait la conséquence d’une accélération des échanges ?
- Un éventuel non respect de la parité Libra – monnaie fiat. Les Libras qui circuleraient sans être couverts par des monnaies fiat seraient de la monnaie créée à partir de rien. De la « fausse » monnaie ? Je ne sais pas répondre à la question. Mais nous aurions une évolution de la masse monétaire à l’initiative de capitaux privés. L’ampleur du phénomène sera d’autant plus lourde de conséquences que la diffusion des Libras sera large.
Ce n’est hélas pas une hypothèse d’école, puisque Tether, modèle de référence des stablecoins est actuellement mis en examen pour un refus d’audit sur son taux de couverture qui se contenterait d’à peine les trois quarts.
Ayons également une pensée pour John Law dont le système s’écroula juste avant la révolution française suite à un mouvement de défiance qui porta les détenteurs de billets à récupérer des valeurs métalliques alors que la couverture n’était que partielle.
- La mise en place de prêts. Dans la probable hypothèse de l’apparition services de prêts, la situation aurait une certaine similarité avec le cas précédant : tant que le prêt est accordé sur fonds propres il n’y a pas de création monétaire. Elle surviendra dès que la couverture ne sera pas totale.
Le basculement d’un modèle d’échange de monnaies plus souple et moins onéreux que le système bancaire classique vers un modèle où un groupement international d’entreprises privées aurait pouvoir de création monétaire comme n’importe quel État ne peut être exclu. Ajoutons que lesdits groupements sont déjà détenteurs de bibliothèques riches de nos données personnelles. N’y aurait-il pas là motif à quelque crainte ?
Blockchain ?
Tout comme les blockchains classiques, le système est construit autour d’un registre à copies multiples avec un mécanisme de consensus.
Il semblerait que la base de données n’utilise pas la blockchain, mais une mécanique de chaîne sans blocs. Peut-être quelque chose proche de Hashgraph ou de Tangle ? Ces deux dernières solutions sont sensiblement plus souples et rapides que la blockchain ; Tangle est prévu pour intégrer les objets connectés avec leurs contraintes de fluidité, de fiabilité et de passage à l’échelle.
Le hashgraph valide les écritures en estimant sur la base des messages qu’il fait transiter ce que voteraient ses comparses, Tangle demande pour pouvoir placer une écriture dans la chaîne d’en valider deux autres prises au hasard. Peut-être est-ce une application tierce ?
Le modèle retenu est privé. À la différence du bitcoin, la gestion des nœuds n’est pas ouverte à tous. Les cent nœuds prévus seront gérés par les seuls partenaires du projet. Cette solution reposant sur des acteurs identifiés épargne au modèle les artifices coûteux en énergie pour montrer patte blanche à la manière de la blockchain.
La chaîne accueillera des smart contracts, outil essentiel pour que les partenaires puissent enrichir leurs services.
Quoi qu’il en soit, le système est fortement centralisé. Les nœuds de la chaîne appartiennent tous à des membres du consortium.
Quel modèle économique ?
Comment Libra permet-il de gagner de l’argent ? La réponse n’apparait pas dans le livre blanc.
Côté dépenses, chaque membre de Calibra, le consortium d’exploitation de Libra, prend à sa charge la fourniture et l’exploitation d’un des nœuds de chaîne ainsi que sa contribution à la réserve.
Côté recette, Facebook annonce la séparation des activités avec celles de la Libra. Pour autant, la valorisation des données recueillies n’est pas exclue, sur le modèle par exemple de Paypal, lui-même partenaire de Libra. Depuis le 18 octobre 2013 ses conditions générales d’utilisation précisent que vous acceptez la cession de vos informations personnelles à des entreprises tierces. Chose amusante, Facebook fait partie de la longue liste des partenaires. Les conditions générales d’utilisation de Libra recèleront-elles de telles perles ?
Apparemment la vente de services est au programme. Les smart contracts qui constituent certainement un support apprécié par les membres de Calibra y participeront probablement. Le livre blanc évoque également l’accès à des capitaux bon marché. Autrement dit des prêts, mais avec quel taux de couverture ?
La pression ainsi exercée pourrait accélérer le mouvement du système bancaire classique vers des services plus ouverts plus rapides et plus abordables.
Est-ce une monnaie ?
Oui, nous répond Aristote. Étayons toutefois le propos.
Être qualifié de monnaie suppose répondre à trois exigences : être accepté par tous, être une unité de compte et être stable.
On peut a priori prendre le pari de l’acceptation par tous de la devise. C’est le métier de base du consortium réuni autour de Facebook de communiquer et séduire. La simplicité des virements, les faibles coûts devraient peser dans l’adhésion. Ce n’est pas fait, mais ça ne semble pas être un point bloquant.
L’unité de compte est l’élément de base permettant d’évaluer un bien. Un revenu par exemple est exprimé en unité de compte euros et non pas en baguettes de pain, ce qui le libère de la seule influence du prix de la farine. La parité avec les monnaies fiat en fait implicitement une unité de compte.
La stabilité acquise grâce à la parité avec le panier de monnaies fiat est la différence majeure avec les crypto actifs tels que le bitcoin.
Les trois conditions semblent remplies, Libra n’est pas un crypto-actif comme peut être qualifié le bitcoin, mais devrait avoir droit à l’appellation crypto-monnaie.
Qu’en conclure ?
Un avis tranché et définitif me semble hors de portée.
La définition qui en est donnée place la Libra en simple concurrent des agences bancaires pour leurs services de transfert de fonds et de paiement. Cela dit, il semble que l’introduction de services de prêts bancaires ainsi que tout écart vis à vis de la réalité de la couverture à cent pour cent pourrait lui conférer un poids sur le système monétaire.
Quant à moi, je reste toujours aussi réticent à livrer mes données personnelles à des sociétés susceptibles d’en faire leur matière première. Quitte à faire l’impasse sur la rapidité de service à un coût mesuré.
Forum ATENA prépare pour la rentrée un cahier sur le sujet. Profitez-en pour contribuer !
Jacques Baudron – Secrétaire Forum ATENA – Juin 2019 – jacques.baudron@ixtel.fr