Le livre blanc de Forum ATENA « Etat plateforme » est paru. J’en suis co-auteur avec Geneviève Bouché, Eric Blot-Lefevre et Philippe Recouppé.

J’ai rédigé le chapitre : « La notion d’Etat à l’ère du numérique » (45 pages).

J’oppose la vision classique, que j’estime dépassée, de la notion d’Etat à une vision moderne de la notion d’Etat.

L’Etat peut-il devenir une plateforme ?

L’État plateforme est une conception de l’État comme une plateforme.

Cette conception met à la disposition de la société civile et des acteurs privés des ressources ou infrastructures. Elle laisse à la société civile et aux acteurs privés la liberté de développer des biens et des services finaux à l’aide de ces ressources.

– L’État recouvre une triple signification : sociologique, organisationnelle et juridique.

Sur le plan sociologique, l’État correspond à un ensemble de personnes vivant sur un territoire déterminé et soumis à un gouvernement donné.

Sur le plan organisationnel, il s’agit d’une forme d’organisation que la société utilise pour s’orienter et se gérer.

Sur le plan juridique, l’État peut être considéré comme l’ensemble des pouvoirs d’autorité et de contrainte collective que la nation possède sur les citoyens et les individus en vue de faire prévaloir l’intérêt général et le bien commun.

– La plateforme en économie est un intermédiaire qui crée un marché. Par extension, une plateforme est aussi un intermédiaire qui rassemble des groupes et favorise les échanges économiques et sociaux.

Le Nasdaq est une plateforme qui organise un marché d’actions, Amazon est une plateforme de commerce en ligne et l’application store d’Apple est une plateforme qui met en relation les développeurs d’applications et les consommateurs.

Une plateforme est donc un intermédiaire qui facilite la rencontre entre l’offre et la demande.

Bien que ce sujet soit souvent lié au contexte numérique, en réalité le phénomène est né auparavant.

L’économie des plateformes est caractérisée par les effets de réseau.

L’attractivité d’une plateforme croit avec le nombre de ses utilisateurs. C’est donc principalement la taille de la communauté de ses utilisateurs qui constitue l’actif d’une plateforme.

L’effet de réseau  est le phénomène par lequel l’utilité  réelle d’une technique ou d’un produit dépend de la quantité de ses utilisateurs.

Un effet de réseau est donc un mécanisme d’externalité économique.

Il peut être aussi bien positif que négatif, bien que le terme soit plutôt appliqué au premier cas, surtout dans les techniques de pointe.

Par exemple, l’utilité de posséder un fax est d’autant plus grande qu’il y a plus utilisateurs de ce système, qui peuvent chacun émettre et  recevoir des informations.

Inversement, un réseau routier est d’autant moins efficace qu’il est saturé.

Si l’utilité est positivement proportionnelle au nombre des autres utilisateurs, cela revient à dire que la valeur du réseau est proportionnelle au carré du nombre de clients. C’est donc un effet potentiellement considérable. Il a souvent décidé de choix technologiques importants. Tous les réseaux sociaux reposent sur l’effet de réseau.

Amazon est la plateforme la plus renommée de l’économie numérique aujourd’hui.

Les données d’Amazon sont peu de chose comparativement au périmètre et à la richesse fonctionnelle des ressources mise à disposition sur sa plateforme.

La plateforme d’Amazon va beaucoup plus loin. Elle permet un ensemble considérable de ressources logicielles.

Que signifierait la transposition du modèle Amazon à l’administration ?

Imaginons

Que 100 applications proposent aux contribuables des interfaces différentes, des expériences innovantes pour déclarer leurs revenus et payer leurs impôts en ligne.

Que 100 applications proposent aux demandeurs d’emploi de réorganiser les offres proposées par Pole emploi, suivant les résultats d’algorithmes de recommandation aussi performants que ceux d’Amazon.

Que 100 applications mélangent les ressources d’administrations distinctes pour proposer un service unique intégrant plusieurs guichets : déclarer une naissance, inscrire un enfant à l’école, déposer une plainte au commissariat de police.

Que ces mêmes services se mélangent à d’autres n’ayant rien à voir avec l’administration : pouvoir faire ses courses, échanger des opinions sur des livres et des films et dans la même application demander une aide au logement.

Imaginons que tous les services rendus par l’administration puissent l’être dans notre compte mail, sur notre page Facebook ou LinkedIn ou en marge de notre fil Twitter.

Une telle évolution signifierait pour l’administration trois ruptures radicales :

  • rupture philosophique : passage d’une position transcendantale de l’Etat supposé neutre et au-dessus de la société à une conception d’un Etat immergé dans la société acceptant d’être utilisé par les citoyens ;
  • rupture organisationnelle : acceptation du principe de la multitude, soit le fait qu’il existe en dehors l’institution une masse de talents, de compétences et de puissances de création qu’il s’agit de mobiliser ;
  • rupture opérationnelle avec les sites des administrations, aujourd’hui conçus comme de longs cheminements au sein de l’organisation interne de l’administration au lieu d’être pensés pour autoriser l’appropriation des ressources.

Dans le système traditionnel, la machine administrative est un ensemble hétérogène qui passe beaucoup de temps en échanges internes pour mener à bien des missions sans cesse obérées par des carences organisationnelles auxquelles elle peine à pallier. Dans ce système l’administration est son propre centre de gravité et dispose d’une logique centralisatrice plus ou moins imperméable aux réalités ambiantes. Si malgré tout la machine fonctionne à peu près, elle le doit plus à une multitude de bonnes volontés qu’à sa structure et à sa gestion.

Internet est le premier moyen pour faire autrement. Si l’on pouvait à nouveau concevoir l’administration publique, Internet en serait le système nerveux physique et les possibilités du réseau en caractériseraient les services. Actuellement nous sommes victimes d’un système constellé de rustines numériques. L’administration de demain doit avoir un nouveau centre de gravité : le citoyen en réseau.

En réalité de nombreux services publics de l’Etat sont en train de se faire ubériser et le plus souvent par les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple). Les secteurs impactés sont la santé, l’éducation et les transports collectifs.

L’ubérisation est la disruption rapide du modèle existant par une plateforme numérique de confiance tournée vers le client.

La disruption est une rupture, une innovation radicale qui rebat totalement les cartes d’un marché établi. Il s’agit d’un astucieux mélange d’esprit entrepreneurial et de nouvelles technologies de rupture.

Les méta-plateformes, les GAFAMI (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, IBM), américaines sont-elles des actrices du bien commun ?

La structure même de ces entreprises repose sur la pérennité d’un cours de bourse pour continuer d’attirer des financements et surtout des talents via les stock-options.

Il serait donc naïf de les croire lorsqu’elles affirment travailler avant tout pour le bien commun, en omettant de mentionner l’intérêt qu’elles portent – structurellement – pour leurs actionnaires.

Leur efficacité n’en est pas moins redoutable, et les nouvelles activités publiques et privées auxquelles elles s’attaquent augmentent chaque année : transport, énergie, services de santé et éducation.

Le cas estonien constitue la nouvelle donne

C’est en partie parce que l’Estonie avait été presque détruite sous le joug soviétique qu’elle a pu s’atteler, après la chute du mur, à la reconstruction d’une administration d’un type radicalement nouveau.

En santé, ce sont généralement des régions aux systèmes récents qui détiennent les premières places : Israël, Singapour et Shanghai sont régulièrement cités en exemples pour avoir construit des modèles où la donnée numérique est un facteur de premier plan dans la gestion des soins et du système épidémiologique.

Dans l’éducation, l’Estonie est placé comme le premier pays européen au classement PISA.

Est-ce un hasard si le numérique y a été employé pour repenser la presque totalité des protocoles pédagogiques ?

La révolution numérique n’est pas de nature incrémentale. C’est une rupture. Pas en gras

L’adjectif incrémental est généralement utilisé par les informaticiens pour décrire un ajout par palier, petit à petit. Chaque valeur ajoutée apporte une amélioration sans créer de dysfonctionnement. Cet ajout successif de fonctions peut se comprendre lorsqu’il n’y a pas de changement de logique générale.

Avec la révolution numérique, il devient nécessaire de remettre à plat le système de manière à en repenser l’architecture globale.

Ceci constitue toute la différence entre ce qu’a réalisé l’Estonie et ce que font les états informatisés au jour le jour depuis plusieurs décennies.

L’informatisation incrémentale s’enlise et enlise l’organisation qui la conçoit et l’exploite.

L’Estonie, partie de rien s’est inscrite d’emblée dans une architecture modulaire, typique de l’évolution vers les organisations organiques.

Les modalités du monde d’hier sont souvent des facteurs bloquants pour comprendre et mettre en œuvre le nouveau paradigme.

Les missions des institutions de demain  sont les suivantes :

– Créer une gouvernance de la donnée qui réponde aux enjeux d’une nation moderne notamment en matière d’économie circulaire et de protection de l’environnement,

– Créer une doctrine antitrust qui ne soit plus uniquement basée sur les parts de marché mais potentiellement sur les données ou le nombre de points de contact,

– Créer des contextes de régulation favorables à l’innovation.

Les États qui ne comprendront pas la nouvelle donne seront amoindris, limités, affaiblis.

Les dirigeants qui continuent à croire que la donnée est une denrée couteuse et nécessitant une expertise de haut niveau conduisent la nation à sa perte.

La donnée est désormais abondante, la question n’est plus de la fabriquer, mais d’acheminer la bonne donnée au bon endroit.

L’expertise n’est plus un problème à partir du moment où le système éducatif élargi son registre à l’algorithme.

Il ne s’agit pas de faire de chaque citoyen un codeur en puissance, mais de démystifier ce savoir-faire de manière à ce que les potentialités soient comprises par le plus grand nombre.

Ou sont parmi nos élites les penseurs des transformations en cours, les éclaireurs de l’avenir, les pédagogues du changement ?
Face à ces retards, ces blocages et ces défis la société civile a un rôle à jouer. L’heure est au changement de logiciel dans la sphère politique.

En France, nos institutions, inspirées par le Conseil National de la Résistance, ont été rédigées pour servir le précédent modèle économique : l’économie fordiste de la deuxième moitié de la deuxième révolution industrielle : économie de masse : masse de travailleurs de la grande entreprise pyramidale, normalisée, hiérarchisée, optimisée, cadencée par l’organisation scientifique du travail, fabricant des produits standardisés, faisant l’objet d’une consommation de masse sur des marchés grand public.

Il faut bâtir les Institutions permettant l’épanouissement et l’équilibre social du paradigme de l’économie numérique du règne de la donnée à l’ère de la multitude, de l’homme augmenté et de l’entreprise étendue, de l’innovation continue et du développement des territoires. Pas en italique

L’indigence numérique n’aide pas à mettre en place cette alternative.

L’incapacité d’une large majorité de nations, dont la France, à adopter le principe d’un État-plateforme, à l’instar de ce que fait l’Estonie, est inquiétante.

Dans ces pays, c’est souvent la haute administration qui dicte le tempo des réformes. Naturellement, les réformes qui concernent directement cette haute administration sont les moins susceptibles d’être mises en œuvre.

En fait, les États qui parviennent à faire transiter leurs organisations vers des modèles numériques montrent des caractéristiques communes : un investissement politique fort et constant, une formation soutenue de l’ensemble de la fonction publique et en particulier des hauts fonctionnaires, la création de corps dédiés de tailles respectables, venant en fonction transverse.

Il est ainsi difficile d’envisager que soit mis en œuvre en France ne serait-ce qu’une fraction du modèle radical d’e-gouvernement que l’on observe à Singapour ou en Estonie. Pour cela un changement de mentalité et un grand effort de conviction et de pédagogie seraient nécessaires.

Ainsi, le principe de créer une e-résidence, permettant d’accéder à de nombreux e-services estoniens et accessible à quiconque paierait un montant de 100 euros serait probablement récusé dès ses premières étapes dans notre pays où la notion de service public est encore essentiellement liée au territoire.

Or, ces notions, nous l’avons vu, sont en forte évolution.

Ne pas en prendre acte revient à nier l’esprit de ces transformations.

A l’ENA, il n’existait encore en 2018 qu’une formation rudimentaire au numérique.

La France s’illustre aussi du fait d’être l’une des rares grandes nations à ne pas avoir une grande école publique du numérique.

En France, 40 000 ingénieurs sont formés chaque année et une dizaine de milliers de programmeurs de niveau acceptable. Aucun programmeur français n’est devenu célèbre ni réellement riche. Sans héros, cette profession ne suscite pas de vocation.

Il faudrait à minima un nombre équivalent à deux fois celui des ingénieurs pour pallier le déficit en compétence exprimé par le marché et permettre d’alimenter la fonction publique en compétences essentielles. Il y a donc urgence à ce que ces principes de culture technologique soient largement diffusés et compris.

De ceux-là doivent découler de nouveaux modèles de services publics, de systèmes de défense, d’éducation, de santé, de justice, de transport, d’agronomie … toutes les fonctions régalienne et celles qui concernent la suffisance et la souveraineté sont concernées.

Pour s’en convaincre, il convient de prendre acte de l’émergence de nouveaux acteurs : les méta-plateformes : elles connaissent mieux les citoyens d’une nation que leur propre Etat.

L’objectif n’est pas de s’opposer frontalement à ces acteurs, ni de les évincer brutalement.

Il serait irresponsable de ne pas considérer leurs immenses contributions productives et sociales jusqu’à présent et de tirer pleinement les enseignements des limites qu’elles sont en train d’atteindre de par leur architecture centralisatrice.

Il est nécessaire de construire une nouvelle doctrine à leur égard, qui permette d’empêcher que les distorsions qu’ils introduisent sur les marchés ne s’étendent.

Il a été démontré que les méta-plateformes peuvent dicter leurs lois ou faire disparaître des acteurs de tailles inférieures.

Nous ne pouvons pas passer à coté d’une formidable opportunité.

Il faut comprendre le phénomène de disruption tel qu’il est : un vecteur formidable de changement auquel il faut juste que nous donnions une direction et des valeurs.

Montesquieu disait : « la nature de l’Etat dépend de l’étendue de l’espace ».

L’espace a changé. Les distances n’ont pas été simplement diminuées par tel moyen de transport. Elles ont carrément été supprimées.

Donc l’Etat lui aussi doit absolument changer de paradigme.

L’Etat doit s’auto-ubériser, s’auto disrupter.