Faut-il jeter la mondialisation avec « l’eau du bain » ?

Christophe DUBOIS DAMIEN  répond aux questions de Luc BARANGER

Il est trop tôt pour anticiper dans l’immédiat l’impact réel de la pandémie sur les économies française et mondiale.

La communauté politique, économique et financière affirmait au lendemain de la crise financière de 2008 : ” Nous tirerons tous les enseignements”, “Nous allons penser l’économie autrement » même à Davos lors du Forum annuel. En fait rien n’a vraiment changé. Les mécanismes tout puissants du capitalisme financier ont étouffé les tentatives. La planète politique et financière, via notamment les banques centrales, ont débloqué des aides colossales pour sauver d’abord, pour relancer ensuite, l’économie mondiale. Mais pour quelle économie ? dénoncent certains. Pour reproduire l’économie qui dysfonctionne et qui anéantit notre bien commun : la Terre ?

Aujourd’hui, pour espérer de ne pas réitérer cet échec de l’après 2008, les sujets de réflexions suivants semblent pertinents :  Démondialisation et relocalisation se méfier du simplisme. Face à ces défis, comment penser l’Etat ? Et pour quel marché ? Un nouveau courant idéologique, propre à la discipline économiste, qui incarnerait une plus grande transdisciplinarité, pourrait-il naître ? 

Pourquoi la mondialisation est-elle mise en cause en ce moment ?

La pandémie actuelle fait resurgir la mondialisation au centre des débats.

La mondialisation serait responsable de nos malheurs économiques, des inégalités, du réchauffement climatique et aussi des pandémies.

Cette accusation est connue. En France elle semble correspondre au nouveau discours à la mode avec une multiplication d’appels à la démondialisation et à la relocalisation.

Les vertus, les méfaits, parfois antagonistes de la mondialisation doivent être analysés.

Elle a permis de réduire la pauvreté mais elle a augmenté l’amplitude des inégalités.

Elle est cause de dysfonctionnements comme la localisation dans les pays à bas coût des productions de matériels sanitaires, qui font aujourd’hui cruellement défaut en France ou les effets collatéraux politiques, qui risquent de profiter aux formations protectionnistes, ultra-souverainistes, nationalistes et populistes.

D’aucuns évoquent, de manière simpliste et idéologique, la démondialisation.
Ne faut-il pas mieux réfléchir aux conditions d’une autre mondialisation ?

Pour porter un jugement sur les bienfaits, les insuffisances, les dérives et les excès de la mondialisation contemporaine, il est indispensable de rappeler les fondamentaux économiques et d’analyser les mécanismes de la crise actuelle

Le procès de la mondialisation n’est pas nouveau. En 1998, Paul Krugman écrivait un livre : « La mondialisation n’est pas coupable » pour éclairer le grand public sur les aspects pratiques et théoriques du commerce international. On impute à la mondialisation trop de nos maux nationaux alors que ses mérites sont passés sous silence, expliquait-t-il.

David Ricardo démontrait en 1817 que tous les pays peuvent sortir gagnants du commerce international grâce au subtil jeu des avantages comparatifs. De nouvelles théories ont depuis nuancé ses propos mais la logique reste valable. Tous les pays peuvent être gagnants s’ils parviennent à trouver leur juste place dans la mondialisation.

Les vagues de mondialisation coïncident avec un recul de l’extrême pauvreté, passée de 95 % de la population mondiale en 1800 à moins de 10 % aujourd’hui. La baisse historique de la pauvreté a permis de rétrécir, par le haut, les inégalités entre pays grâce au rattrapage fulgurant des pays d’Asie.

Face au covid 19, l’humanisme a remplacé le fatalisme d’antan grâce à la mondialisation des idées et la coopération inédite de la communauté scientifique internationale.

Faut-il jeter la mondialisation avec « l’eau du bain » ?

La mondialisation est perfectible. Il faut repenser la complexité des chaînes de production,  réconcilier secteurs stratégiques et avantages comparatifs, rendre les règles du jeu commercial plus vertes et équitables par l’instauration d’un prix carbone et le principe de réciprocité.

Ces propositions de solutions sont moins dangereuses qu’une marche arrière sur la mondialisation. Il ne faut pas priver l’humanité de sa plus puissante arme contre la pauvreté. Ne nous coupons pas du savoir-faire des autres. Résistons au repli nationaliste et au refus de partager les richesses au-delà de nos frontières.

Les économistes ont-ils une responsabilité face à la crise de 2020 ?

Contrairement à la crise financière de 2008, la responsabilité des économistes ne doit, à mon avis, pas être engagée dans la crise sanitaire présente. Sauf indirectement pour certains, au travers de l’accroissement du volume des échanges suscités par le développement du commerce international, un développement que la profession a en général recommandé. 

Quels reproches peuvent être adressés aux économistes à propos de la crise de 2008 ?

Lors de la crise de 2008, le système économique et financier mondial avait été la cause du séisme ; aujourd’hui il en serait plutôt la victime.

La crédibilité des économistes avait été contestée lors de la crise des subprimes. Aujourd’hui, leur parole semble plus ajustée à une conjoncture aux conséquences encore illisibles.

Le procès fait aux économistes il y a douze ans était fondé. De fait, depuis les années 1980, le fonctionnement du système financier avait été considérablement affecté par les mouvements parallèles de mondialisation et de déréglementation. Peu d’avertissements sérieux avaient été émis alors sur la fragilité croissante de ce système. Même les marxistes les plus intransigeants avaient cessé d’annoncer la crise imminente d’un capitalisme pourtant instable. Et la menace de la crise financière de 2008, n’était perçue que par très peu d’économistes. Maurice Allais, Raghuran Rajan et Nouriel Roubini faisant exception.

Que le moment de l’effondrement de la bulle “subprimes” n’ait pas été prévu, n’est pas un reproche fondé. En effet, l’éclatement d’une bulle agit comme une avalanche. Le meilleur guide de haute montagne ne peut prévoir de façon sûre sa venue. En revanche il connaît les lieux et les périodes dangereuses. En l’occurrence, les économistes n’ont pas été de bons guides, ayant considérablement sous-estimé la vulnérabilité du système financier mondialisé qui s’était mis en place à la fin du XXe siècle. Les facteurs de fragilité du système en place, allant de l’abandon du Glass-Steagall Act, à la multiplication des marchés dérivés et des intervenants, et à la montée du shadow banking, avaient été ignorés ou largement mal compris. Par la suite, des réformes ont été mises en place. Mais elles n’ont pas réduit une spéculation financière débridée, qui prend même un tour presque caricatural avec le “trading à haute fréquence”. On peut regretter que les économistes, peut-être parce qu’ils en maîtrisent imparfaitement les mécanismes, aient insuffisamment réfléchi sur les régulations à promouvoir.

Cependant, il ne faut pas exagérer la responsabilité de la profession, tant il est vrai que les mouvements globaux contemporains affectant les marchandises, les personnes, l’information et la technologie, agissent de même sur le capital financier. Le choix des modalités et du degré de mondialisation financière a une dimension économique mais aussi une dimension « politique » au sens large.

Il semble admis que l’effondrement de l’économie mondiale témoigne de l’extrême fragilité de ses fondations et d’un certain épuisement de la planète

Puis les menaces de récession ont accompagné une croissance des pays développés plus hésitante. Après le temps de l’optimisme sur l’avenir des économies est venu celui de la crainte, celui du doute et des remises en question intellectuelles : en témoigne le fort affaiblissement de la confiance en la capacité de nombre de modèles à simuler les évolutions macroéconomiques. Un exemple parmi d’autres : les schémas intellectuels justifiant autrefois la politique des banques centrales ont été abandonnés et les justifications du “quantitative easing” en vigueur n’ont pas été unanimes.

Replongerons-nous dans l’ancien monde ou sommes-nous en train d’ouvrir un nouveau monde ?

Cette question transcende toutes les disciplines scientifiques, en premier lieu humaines et sociales et sollicite les économistes.

Le temps d’une crise est aussi le temps d’un retour sur le passé, qui remet en question les représentations du monde et donc ré-ouvre la réflexion sur l’avenir. Ce constat vaut pour tout courant intellectuel ou politique, pour tout acteur dans le champ des savoirs toutes disciplines confondues.

Comme c’est le cas pour toutes les sciences de la société, la réflexion des économistes est ancrée dans les réalités de leur époque, des réalités, par essence, mouvantes.

Au XVIIIe siècle, la pensée des physiocrates s’appliquait à une économie essentiellement agricole. L’industrialisation au siècle suivant verra se développer le nombre et la taille des marchés. A la suite d’Adam Smith, le débat sur la logique et les mérites du marché va nourrir le développement du savoir. Les analyses de Karl Marx débouchent sur une vision catastrophiste de l’avenir du capitalisme, celles d’Alfred Marshall pensent l’économie comme la juxtaposition de marchés efficaces, celles de Léon Walras mettent en exergue la complexité des interdépendances. Avec la crise de 1929, viendra le message de John Maynard Keynes. Dans des temps plus calmes pour les économies occidentales, la fin du XXème siècle verra la montée de l’influence de l’Ecole de Chicago.

Et depuis les années 90 et après la chute du mur de Berlin, les faits semblaient accréditer les leçons des modèles explicatifs les plus optimistes : on pouvait alors célébrer le marché triomphant. L’air du temps faisait écho à la logique libérale et rendait inaudible presque toute critique du marché.

Pour exemple, la théorie de “l’efficience des marchés financiers” pouvait prospérer, et constituer un des argumentaires favoris du lobby puissant de la déréglementation. Toute critique de la mondialisation des échanges devenait donc irrecevable.

Les interactions entre les réflexions et les faits économiques sont à double sens.

La pensée économique s’appuie sur les leçons de l’histoire, influence les choix de politique économique qui déterminent pour part ladite histoire.

Ainsi, dans l’Angleterre du début du XIXe siècle, tentée par l’ouverture de ses frontières, l’argumentaire de David Ricardo sur la logique de l’avantage comparé, pèsera dans le débat politique qui conduira à l’abrogation des Corn Laws, en 1846 – loi qui interdisait l’importation de céréales lorsque les cours étaient trop faibles – .

-Cette date marque le point de départ de ce que l’on désigne parfois par “la première mondialisation”. Elle perdurera jusqu’au début du siècle suivant.

Il faudra attendre les années 1920 pour que l’optimisme Ricardien soit réinterprété par deux économistes suédois, Heckscher et Ohlin. Ils  mettront en exergue, derrière le commerce des biens, la réalité cachée et la logique de l’échange des facteurs de production.

-La seconde mondialisation, dans laquelle nous sommes entrés à la fin du XXe siècle, obéit à une logique différente, et a suscité la montée en puissance des entreprises multinationales et un éclatement des chaines de valeurs.

La crise sanitaire actuelle fournit des exemples spectaculaires de délocalisation de la fabrication pharmaceutique. Ils ont renforcé la prise de conscience croissante de la mécanique des marchés globalisés.

Certains estiment que la récession sera considérable, et d’une violence comparable à celle de 1929. Cette référence à 1929 est-elle appropriée ?

Il est trop tôt pour anticiper dans l’immédiat l’impact réel de la pandémie sur les économies française et mondiale.

La comparaison avec la situation en 1929 est évoquée, mais les contextes historiques, l’origine des deux crises et les systèmes en place sont peu comparables.

Certaines prévisions à ce jour pour la France envisagent une baisse de 12% du PIB pour l’année en cours. Aux Etats-Unis, une prévision de chute de 24% de la production trimestrielle est retenue. Au pire de la crise de 2008, au dernier trimestre, elle avait été limitée à 8%.

La crise économique provoquée par la pandémie exige une politique économique d’une ampleur inédite. Elle doit tirer les enseignements des ripostes déployées, avec une réussite variable en 1929 et surtout en 2008. Il faudra faire coexister les leçons de Keynes et celles de Milton Friedman.

Avec Keynes, nous savons qu’une forte relance budgétaire, accompagnée de mesures fiscales appropriées, est nécessaire.

La forme de cette action budgétaire doit reposer sur une analyse de la variabilité des conditions de production sectorielles mais aussi de la variabilité de la situation économique des citoyens.

A Friedman, qui avait fortement critiqué l’absence de sauvetage des banques après la crise de 1929, erreur qui heureusement n’a pas été répétée en 2008, est associé le principe de “monnaie hélicoptère”, synonyme de financement massif, par les banques centrales, des banques privées, des Etats, des entreprises et des ménages.

Et comment rendre soutenable l’effort budgétaire, qui va accroître le niveau de la dette publique ?

Vaste sujet, particulièrement pour l’Europe, dont la direction est partagée d’un côté par les gouvernements nationaux et de l’autre par une Banque centrale (BCE) au rôle central mais loin d’être consensuel, vis à vis d’une action monétaire, à l’objectif annoncé de maintien des taux bas actuellement en vigueur.

La bonne réponse dépendra de la chronologie et de l’ampleur de la récession. Combien de temps faudra-t-il pour stabiliser la situation sanitaire dans le monde et restaurer les conditions de normalité économique ? Chronologie sanitaire et chronologie de l’action économique sont interconnectées, or les deux sont, à ce jour, incertaines.

Alors n’est-il pas l’heure d’ouvrir la voie d’une autre mondialisation ?

Pour définir les formes et les termes d’une “autre mondialisation”, il faut avoir conscience de ce qui est inéluctable dans les conditions actuelles. Nous vivons dans un monde de près de huit milliards d’habitants. La population n’était que de 2,5 milliards en 1950.

Un monde où les facilités de transports se sont considérablement accrues, où la communication d’un bout à l’autre de la planète est instantanée et quasi-gratuite où les échanges commerciaux sont permanents et considérables ; le tout sur fond de crise écologique. Vaste, très vaste problème…

Le thème de la transition écologique sera au centre de la reconstruction systémique de la planète. Les spécialistes – scientifiques, biologistes, environnementalistes, sociologues, philosophes ne sont pas l’unisson, les vœux se heurtant au principe de réalité.

Certains redoutent même que l’absolue urgence de relancer au plus vite l’économie mondiale pourrait “justifier” de reléguer l’enjeu climatique et environnemental. Faudra t’il arbitrer entre souhait et raison ?

Le ralentissement économique va de pair avec la diminution de l’émission des gaz à effet de serre. C’est une “bonne nouvelle” pour le climat. Et elle s’accompagne, pour des raisons diverses, d’une baisse substantielle du prix du pétrole,  une “mauvaise nouvelle”.

Ceci est conjoncturel, et ne modifie pas les données du problème climatique.

Il serait irresponsable de reléguer au second plan la politique climatique à mettre en œuvre. 

Facile à dire, mais comment faire ?

La difficulté de la mise en œuvre d’une politique climatique globale est illustrée par l’histoire récente. Le protocole de Kyoto, qui mettait en place les conditions d’un marché du carbone mondial ambitieux, même s’il était limité aux pays développés, a été un échec spectaculaire. L’accord de Paris qui est en place entérine des engagements nationaux individuels non contraignants.

La crise pandémique est facteur de crainte, celle que toute la politique économique soit accaparée par la relance de l’activité. Mais on peut aussi espérer que la situation provoque une prise de conscience de la dimension planétaire des risques auxquels nous sommes soumis et de leurs entrelacements puisque le risque climatique porte un risque sanitaire.

Espérons que les événements en cours vont convaincre nos contemporains de la nécessité d’une solidarité planétaire.

Face à ces défis, comment penser l’Etat ? Et pour quel marché ?

Le marché et l’Etat sont des institutions complémentaires. Mais la mondialisation des échanges crée une déconnexion des frontières de l’Etat et de celles du marché.

La mondialisation des biens collectifs accroit bien au-delà des limites des Etats-nations, l’espace pertinent d’une bonne gouvernance. Aujourd’hui comme hier, le marché, en faisant émerger les signaux prix qui assurent l’équilibre, gouverne l’allocation des ressources. Aujourd’hui comme hier, il est convenu d’assigner à l’Etat trois rôles principaux : assurer une bonne régulation des marchés, agir sur la distribution des revenus, fournir les biens collectifs.

– La régulation des marchés est confiée à des autorités indépendantes – c’est le cas en France, mais sous supervision européenne.

Elles définissent les règles du jeu, lesquelles reflètent leur conception des formes de la concurrence souhaitable. Une conception très influencée, en Europe, par la vision ordo-libérale, l'”ordnung politik” allemand. Beaucoup serait à dire sur ce sujet. Disons seulement que l’actualité des effets de la désindustrialisation sur la disponibilité de médicaments, remet à l’ordre du jour la réflexion sur la légitimité d’une politique industrielle.

– L’action sur la distribution du revenu mobilise toute une série de mesures : mise en œuvre d’une fiscalité redistributive, fourniture de services gratuits, mise en place d’un salaire minimum, etc… Vaste chantier, avec à l’arrière-plan les effets distributifs de la mondialisation évoqués ci-dessus. Et la montée des inégalités a fait l’objet d’une prise de conscience au niveau planétaire.

La crise sanitaire a aussi des effets distributifs significatifs – certains maintiennent leur revenu, d’autres le perdent entièrement ou partiellement – qui réveillent, dans l’actualité, l’idée de revenu minimum. La redistribution se place au niveau des Etats.

Quant à la  fourniture de biens collectifs, elle est mise à l’épreuve par le problème climatique.

Ceci illustre combien l’absence d’outils appropriés pour une gouvernance mondiale efficace est critique. Notons que les entités qui organisent l’action internationale, ne peuvent aller, ou ne vont pas au-delà des prérogatives sectorielles qui leur sont assignées. Ainsi, la suggestion d’une taxe carbone aux frontières, difficile à mettre en œuvre mais essentielle pour éviter les fuites de carbone qu’une politique climatique vigoureuse menée dans un pays ou groupe de pays engendrerait, n’a jamais été envisagée sérieusement par l’organisation mondiale du commerce (OMC).

Resterait la solution du déploiement de protections tarifaires standard, aux frontières d’un club de pays vertueux, et l’ouverture de ce club aux pays désirant le rejoindre.

Tout ceci suggère que le décloisonnement de la coopération internationale, par exemple en liant commerce et environnement, est une direction plausible de progrès.

Un nouveau courant idéologique, propre à la discipline économiste, qui incarnerait une plus grande transdisciplinarité, pourrait-il naître ?

La perspicacité des économistes, sur les problèmes de leur ressort, est nécessairement variable, comme le démontrent les deux cas précités de difficultés extrêmes rattachés aux métaphores précitées des avalanches et des plaques tectoniques.

La réflexion collective des décennies précédant le début du 21ème siècle, géographiquement élargie et de plus en plus organisée autour des méthodes exigeantes portées par la Société d’Économétrie, avait contribué à améliorer les schémas intellectuels de la profession.

Mais la spécialisation croissante s’accompagnait d’un certain morcellement du savoir que le fonctionnement du système collectif d’évaluation et la technicité des contributions avaient augmenté. C’est l’une des raisons de ses défaillances, qu’incarne un savoir sur la finance appuyé sur plusieurs sous-domaines spécialisés.

On trouve là, sans prétention à l’exhaustivité, quelques têtes de chapitre, où la réflexion est aujourd’hui nécessaire et prometteuse. Il s’agit de la logique de l’innovation, de la formation des anticipations dans un monde inter-connecté, de la distribution des revenus et des inégalités au sein des nations ou entre nations.

Que faire pour améliorer notre compréhension de ces problèmes ? Faut-il s’appuyer sur les outils nouveaux apparus récemment tels que le big data ou, pourquoi pas suivre des pistes de recherche nouvelles des méthodes expérimentales de  sollicitation de sciences voisines comme la neurologie ?

Cela veut-il dire qu’il faut mettre au rebut le savoir antérieur ? Tout au contraire !

Plus de deux siècles de réflexion spécifique ont permis une accumulation du savoir, qui s’est accrue dans la deuxième partie du XXe siècle, et dont chaque pièce laisse place à une certaine liberté d’interprétation et d’application mais dont l’ensemble constitue un socle essentiel pour l’analyse.

Faut-il remettre en cause la culture de la profession, et la mathématisation du savoir ?

De fait, la création de l’Econometric Society en 1933, voulait promouvoir, comme le manifeste de Joseph Schumpeter le soulignait, une division du travail entre le théoricien, dont le travail s’appuyait sur la modélisation, et l’économiste appliqué, censé recourir aux instruments de la statistique. Ce programme s’est développé, et le mode de production économétrique est devenu, il y a trente ans, quasiment hégémonique dans le monde savant.

Il ne l’est plus. Reste que la modélisation, prolongement du raisonnement par d’autres moyens, et la statistique sont toujours d’actualité.

Cet éloge de la modélisation va de pair avec la conscience de ses limites et ne signifie pas la négligence de l’histoire économique essentielle à la compréhension du monde. Elle est moins encore absence de dialogue avec les disciplines voisines, et appelle au contraire un renforcement de ce dialogue.

Le savoir économique est bel et bien mis au défi du mieux comprendre la complexité croissante du monde économique d’aujourd’hui. Mieux comprendre le monde pour mieux aider à le changer.

Pour conclure ce propos, une opinion récurrente propose la solution de la démondialisation et de la relocalisation. Comment voyez-vous cette proposition ?

Il faut se méfier du simplisme de telles propositions. L’OMC estime que le commerce international chutera de 13 % à 32 % en 2020. Avant de s’en réjouir, les adeptes de la démondialisation devraient regarder les dégâts de plus près.

Les premières victimes du coup de frein sont les pays les moins développés, pris en étau entre la fuite des capitaux et le réveil du protectionnisme. L’Afrique risque d’être triplement perdante puisque les interdictions d’exportations décrétées pour certains biens médicaux et alimentaires handicapent sa lutte contre le virus, mettent en péril sa sécurité alimentaire, au moment même où le tarissement des débouchés à l’exportation la prive d’une source de revenus vitale.

Les pays dépendants du tourisme subissent un effondrement de leurs recettes, tout comme ceux qui comptent sur les envois de fonds de travailleurs émigrés pour soutenir leurs revenus Les recettes de la diaspora africaine rapatriées sur le continent représentent trois fois le montant de l’aide internationale. Ne faut-il pas voir dans la volonté de démondialiser ces flux un caprice de pays riches payé au prix fort par les pays pauvres ?

Relocaliser pour produire chez nous tout ce que nous consommons est une tentation coûteuse et dangereuse. Pour relocaliser une production, encore faut-il qu’elle existe. Or, dans certains secteurs, nous n’avons pas ou peu de producteurs au niveau français.

Certains secteurs stratégiques méritent un rapatriement, mais, pour le reste, la division internationale du travail permet de bénéficier de l’ingénierie des autres, souvent capables de produire mieux et à moindre coût en profitant de différences géographiques de ressources et de conditions naturelles. Vouloir relocaliser risque paradoxalement de renforcer notre dépendance envers ces pays en aggravant la compétition pour s’y approvisionner. Relocalisation et démondialisation entrent ici en contradiction.

Relocaliser pourrait paradoxalement aggraver le réchauffement climatique, qui reste le plus grand défi auquel l’humanité est confrontée.

Le fait que les pays les plus développés soient aussi les plus vertueux en matière environnementale, notamment grâce à leur technologie, devrait nous inciter à encourager le reste du monde dans la voie du développement par le commerce.

Le climat est un bien public mondial que le repli sur soi ne pourra préserver. Le problème écologique n’est pas la mondialisation mais l’addiction au carbone des économies de tous les pays. Une coopération internationale renforcée autour d’un prix carbone, pour enfin prendre en compte dans notre système de prix les dommages causés à l’environnement, est plus prometteuse qu’une démondialisation.