Jean-Jacques Urban-Galindo. –  juin 2023

Revenons aux sources d’Internet et aux apports du projet français Cyclades 

 En ce mois de juin 2023 nous sommes 50 ans après une phase intense de développement des réseaux informatiques : en prolongement de l’initiative des USA avec le premier réseau Arpanet, elle allait conduire au développement d’Internet qui conditionne aujourd’hui la plupart des architectures de nos applications numériques. 

Deux dates clés pour caractériser cette période d’intenses échanges d’idées novatrices et de batailles parfois rudes entre les ingénieurs formés aux télécommunications et ceux venant de l’informatique. 

Janvier 1973 : Louis Pouzin publie la note décrivant le projet Cyclades, son approche et les principes de l’architecture proposée 

PRESENTATION AND MAJOR DESIGN ASPECTS OF THE CYCLADES COMPUTER NETWORK 

https://dl.acm.org/doi/pdf/10.1145/800280.811034

et mai 1974 : Vinton Cerf et Bob Kahn publient le texte 

A Protocol for Packet Network Intercommunication 

https://www.cs.princeton.edu/courses/archive/fall06/cos561/papers/cerf74.pdf

fondateur de ce qui allait devenir Internet et inonder le monde avec le protocole TCP/IP

Plusieurs idées de pionniers sont reprises, dont celles avancées dans le projet Cyclades, la note de Louis Pouzin et celle de plusieurs membres de l’équipe sont citées dans les références. 

[2] L. Pouzin, “Presentation and major design aspects of the CYCLADES computer network,” in Proc. 3rd  Data Communications Symp., 1973.

[8] J. F. Chambon, M. Elie, J. Le Bihan, G. LeLann, and H. Zimmerman, “Functional specification of transmission station in the CYCLADES network. ST-ST protocol” (in French), I.R.I.A. Tech. Rep. SCH502.3, May 1973.

Au-delà de la mise en évidence d’une notion de « réseau » entité quasiment indépendante permettant à des ordinateurs (Hosts) de se communiquer des informations par transmission de « paquets » découpant les messages à échanger, c’est l’idée novatrice que ces paquets pourraient suivre des routes différentes dans un réseau maillé qui est à la base du protocole. 

Elle est reprise des avancées de l’équipe Cyclades, énonce la nécessité d’une remise en séquence des paquets (qui peuvent avoir des temps de « parcours » différents dans le réseau), au point de destination, la possibilité de réémission d’un paquet « perdu », un mécanisme de fenêtre temporelle glissante afin de réguler le débit. 

Ce dispositif prendra ultérieurement le nom de « datagramme » 

Le conflit larvé avec les architectures inspirées des télécoms :

Ce degré de liberté de routes potentiellement différentes pour les différents paquets est une rupture majeure avec le « modèle » des circuits téléphoniques qui sont, de façon basique, l’établissement d’une route continue entre les interlocuteurs, route maintenue pendant toute la communication. C’est cette logique qui était défendue par les ingénieurs des grandes entreprises de télécommunications, elle donnera naissance à des standards de « circuits virtuel » avec notamment le protocole X25 qui sera déployé en France par Transpac. 

https://fr.wikipedia.org/wiki/X.25

Il supportera le réseau Numéris et permettra la connexion de millions de terminaux Minitel, faisant de la France le pays le plus avancé en services numériques. Cette solution sonnera le glas du projet Cyclades et laissera les américains prendre le leadership de ces technologies. 

Internet pensé en 1974 est-il une réponse toujours pertinente ? 

Si Internet avec son protocole TCP/IP v4 a envahi le monde et ne cesse d’étendre son champ d’application avec notamment les « objets communicants » IOT (Internet OF Things), il n’est pas sans présenter certaines faiblesses techniques et géostratégiques. 

Techniques : l’architecture retenue n’a pas pris en compte « by design » des caractéristiques devenues de plus en plus importantes pour la sécurité, la confidentialité, l’itinérance ( un mobile « borne » successivement sur des routeurs différents) et la qualité de service.

Des adaptations, des compléments sont apportés mais comme ils ne sont pas « intégrés » aux principes mêmes de l’architecture, ils sont difficilement compatibles les uns avec les autres et complexifient considérablement le dispositif faisant plus penser à des rustines qu’à des solutions pérennes, élégantes. 

Louis Pouzin affirme «  Internet est construit sur un marécage » et de nombreux spécialistes travaillent sur un internet du futur. 

Géostratégique : 

La main mise par les USA via, notamment l’ICANN qui s’est arrogé un pouvoir sur les adresses et les noms de domaines, un des bras armés du Ministère du Commerce est de plus en plus contesté de part le monde. 

Des frontières numériques sont de plus en plus établies aux limites territoriales de certains pays totalitaires ; elles veulent s’opposer à l’adressage universel et à l’accès à certaines applications qui mettent en péril les systèmes contraignants qui sont nécessaires à leur survie. Même les intrusions dans les activités de sociétés « normales » ou d’états démocratiques posent des questions de légitimité par rapport au droit international.

Sans parler du monde des hackers et du « dark-web » ou prolifèrent des hordes de malfaisants. 

Le fractionnement du web global pensé pour un monde de Bizounours semble bien engagé. 

50 ans plus tard, un Internet pour le futur est-il nécessaire ? est-il imaginable ? 

Les réflexions pour un Internet du futur sont nombreuses, même l’évolution du protocole TCP/IP avec la version v6 qui ambitionnait de résoudre une partie des faiblesses de la v4, mais en restant sur les mêmes principes d’architecture, a beaucoup de mal à se diffuser. 

De nombreux chercheurs ont repris les problèmes de l’architecture des réseaux à la base.  L’un d’entre eux John Day, un des pionniers d’Arpanet, a conçu une nouvelle architecture proposée par le projet RINA (Recursive Inter Network Architecture) après redécouvert des fondamentaux dont ceux de l’inventeur du réseau ethernet, Robert Metcalfe « Networking is inter-process communication » (et seulement cela !) et quelques principes définis par l’équipe Cyclades avec cet hommage : “RINA est construit sur les épaules de Cyclades.”

Louis Pouzin défend ce projet avec force. 

RINA Networking is IPC

http://www.cs.bu.edu/fac/matta/Papers/IPC-arch-rearch08.pdf

Même l’ETSI organisme international qui définit les standards de communication de nos téléphones portables (les « x »G ) s’interroge sur TCP/IP pour certaines applications de la 5G

ETSI et protocoles non IP

https://forumatena.org/pour-letsi-le-protocole-tcp-ip-dinternet-est-insuffisant-pour-certaines-applications-de-la-5g/

Que pourrions-nous faire pour partager cette analyse ? 

D’ici mars 2024 nous avons probablement le temps de préparer un évènement qui :

  1. Rappellerait ces contributions un peu oubliées,
  2. Ferait l’inventaire des insuffisances de TCP/IP et confirmerait les 4 fragilités énoncées ci-avant,
  3. Analyserait les propositions d’architecture de Cyclades et s’interrogerait sur leur pertinence dans le cadre de l’extension prise par Internet,
  4. Ferait connaitre les avancées diverses sur RINA et stimulerait un effort de développement vigoureux. 

Pour en savoir plus : 

Un article publié en français sur RINA par Jacques-André Fines Schlumberger

https://la-rem.eu/2019/09/rina-un-projet-pour-linternet-de-nouvelle-generation

RINA pour les nuls (Recursive Inter-Network Architecture) Un projet pour l’internet du futur

https://www.linkedin.com/pulse/rina-recursive-inter-network-architecture-pour-les-un-urban-galindo/

Traduction en français de la note Cyclades 

https://www.linkedin.com/pulse/il-y-50-ans-presentation-major-design-aspects-network-urban-galindo?