Bernard BIEDERMANN  –   septembre 2024          

 

Le concept de productivité est traditionnellement considéré comme une variable constante dans le court terme et de caractère exogène sur le long terme. Ces deux hypothèses se traduisent par le fait qu’en général, dans les modèles, la productivité ne joue qu’un rôle secondaire. Compte tenu des tendances contemporaines des économies mondialisées qui anticipent des impacts technologiques et devront s’adapter aux politiques économiques environnementales ne faudrait-il pas remonter la productivité dans la hiérarchie des variables en tenant compte du fait que ce qui agit sur le niveau de la productivité est souvent difficile à anticiper ?

Comment se calcule la productivité ?

En économie, la productivité est définie comme le rapport, en volumes, entre une production et les ressources mises en œuvre pour l’obtenir. La production désigne les biens et/ou services produits. Les ressources mises en œuvre, dénommées aussi facteurs de production, désignent le travail exprimé en heures, le capital technique (installations, machines, outillages…), les capitaux engagés, les consommations intermédiaires (matières premières, énergie, transport…), ainsi que des facteurs moins faciles à appréhender bien qu’extrêmement importants, tel le savoir-faire accumulé. La productivité peut également être calculée par rapport à un seul type de ressources, le travail ou le capital. On parle alors de productivité apparente. Une mesure couramment utilisée est celle de la productivité apparente du travail mais on peut également calculer une productivité apparente du capital. (Source : INSEE)

Situation française récente

Plusieurs études ont montré que la productivité en France est en forte baisse depuis quelques années notamment à cause du COVID. « Parmi nos voisins d’Europe de l’Ouest, la France est le seul pays où la productivité horaire est en baisse entre fin 2019 et 2022 ». Pour la DARES le développement de l’alternance (apprentis et élèves moins productifs) est responsable d’environ 1.3 point de baisse de la productivité. Par ailleurs, Patrick Artus explique la faiblesse de la productivité « par le moindre goût de l’effort ». « Pendant la crise sanitaire, bien que la demande fût en baisse, les entreprises ont très peu licencié, en Europe de l’Ouest en tout cas. On peut donc s’attendre à observer en matière de productivité du travail des évolutions similaires à celles observées sur le PIB. » (La France au bord de l’abime, André-Victor Robert). Baisse de la productivité en période de plein emploi, ce qui est conforme aux explications traditionnelles, profils moins productifs sur le marché du travail, mais il y aussi le fait que dans cette période d’incertitude récente, beaucoup d’entreprises ont remis à plus tard les décisions concernant les investissements qui génèrent des gains de productivité. Par ailleurs les aides de l’état dues au Covid sont terminées et on peut s’attendre à un taux de faillites très élevé en 2024.

« Les pays du sud de l’Europe se caractérisent depuis vingt ou trente ans par une croissance plus faible de la productivité que ceux du nord, la France étant dans une situation intermédiaire. » (La France au bord de l’abime, André-Victor Robert). Même dans une situation intermédiaire l’économie française devrait travailler beaucoup plus sa productivité, sur le long terme, pour être plus compétitif au niveau international et pour contribuer au redressement des comptes publics.

Productivité : de quoi parle-t-on ?

Pour améliorer les analyses sur la productivité, il faudrait mieux distinguer la productivité endogène de la productivité exogène. La productivité endogène varie en fonction du niveau d’utilisation de l’emploi et du capital. Une conjoncture proche du plein emploi se traduit par la réutilisation d’anciennes machines et le recrutement de personnel moins productif ce qui conduit à une baisse de la productivité des facteurs. On peut également intégrer le fait qu’il peut y avoir blocage des investissements comme dans la période du Covid. La productivité exogène est celle qui évolue sur le long terme grâce à de nouveaux équipements et à du personnel mieux formé. Les gains de productivité dépendent des innovations techniques mais les entreprises n’investissent pas forcément dès que les nouveaux équipements sont disponibles. Il y a bien sûr les fonceurs mais aussi les prudents qui prennent le temps de réfléchir avant de se décider ; c’est le cas pour l’IA. On comprend bien que « … les variables exogènes sont précisément les variables pour lesquelles on ne dispose pas de causal et qui sont, dans la démarche de modélisation même, imprévisibles (si on ne peut inclure des équations décrivant leurs évolutions alors qu’elles ne sont plus exogènes) » (L’analyse de la conjoncture, Thomas Jobert, Xavier Timbeau).

Au niveau macroéconomique, sur le long terme, les principales sources de la croissance du PIB potentiel sont la démographie et le progrès technique exogène. Les fluctuations sont évidemment fonction du niveau d’utilisation des facteurs de production et parfois de progrès techniques inobservables. On peut alors, se poser la question de l’importance relative de l’accumulation du capital et de celle des gains de productivité pour expliquer la croissance. « Analysant la croissance française de 1951 à 1969, Carré, Dubois, Malinvaud (1972) estiment la contribution du capital à 22%, alors que celle du progrès technique dépasse 50%. Cette propriété a été vivement critiquée, notamment par Kaldor (1957) ou Robinson (1962). Elle repose sur une distinction assez artificielle entre investissement et innovation, alors que la plupart des innovations surviennent par le biais des nouveaux équipements. Pour résoudre ce problème, il faut rendre le progrès technique endogène, et l’incorporer au capital. » (Macroéconomie L’investissement, Patrick Villieu). Dans un tel débat, Il faut également tenir compte du fait que le rapport investissement sur capital total est très faible. Des modèles d’autrefois (datant d’environ 50 ans) comme le modèle de Solow, privilégiait la courbe selon laquelle le capital est soumis à des rendements décroissant, et donc que la productivité s’amenuise. En 1987, ce que l’on a appelé le paradoxe de Solow affirmait que « vous pouvez voir l’ère informatique partout, sauf dans les statistiques de la productivité ». Depuis plusieurs décennies, l’électronique, l’informatique, les télécoms et bien d’autres ont complètement modifié la conception, la fabrication, la distribution des nouveaux produits et services dans une tendance d’accroissement constant de la complexité. Une voiture actuelle est complètement différente de celle des années soixante. Peut-on alors justifier des comparaisons de productivités de ces deux époques lorsque les produits, les machines et les employés ont tant évolué ? Pour cette raison et parce que les calculs ne sont pas toujours faciles, on préfère travailler non pas sur les niveaux de productivité mais sur leur évolution, c’est-à-dire la dérivée mathématique. Puis sur la dérivée seconde comme l’a fait Gordon. L’hypothèse de Gordon consiste à faire le constat que la vague actuelle d’innovation ne semble pas générer la même croissance des revenus et de la productivité que les vagues précédentes. Il peut aussi y avoir des décalages entre l’investissement et son impact à cause des périodes de formation et de l’obsolescence ; Par ailleurs, on constate un phénomène d’innovations déclinantes. En général, les études portant sur la productivité ne concernent que le privé, mais quid du niveau de productivité dans les administrations ?

Quel avenir pour la France ?

Sur le long terme, le niveau de la productivité globale des facteurs de production ainsi que le coût du travail sont des variables importantes qui agissent sur le commerce extérieur, le niveau de l’emploi, l’équilibre budgétaire et bien sûr l’industrialisation. Depuis 10 ans le coût du travail en France est proche de celui de la zone euro mais la productivité du travail lié à la compétence des employés adultes laisse à désirer notamment pour la compétitivité à l’export. Dans l’industrie le coût horaire du travail n’est pas plus élevé qu’en Allemagne, mais les niveaux de productivité sont plus importants outre-Rhin, ce qui permet à l’industrie allemande de rester compétitive.

Dans les services le niveau de productivité est également faible ce qui gêne également l’industrie qui en consomme régulièrement. Le faible niveau de productivité dans l’industrie a entre-autres favorisé la dé-industrialisation. On peut en déduire que les industries françaises qui n’ont pas délocalisé se sont maintenues grâce à une bonne productivité. Il faut donc nuancer.

Concernant le scénario de la réindustrialisation, beaucoup d’usines délocalisées dotées d’une forte productivité et de coût salariaux faibles pourront difficilement faire l’objet de projet de production sur le sol français. Tout au plus pourrait-on imaginer des relocalisations dans d’autres pays plus sûr : en Europe du sud ? Alors, on comprend mieux que les perspectives les plus réalistes de la réindustrialisation concernent des nouvelles industries complètement innovatrices en termes de produits de haut de gamme et de processus de fabrication. Malheureusement, si l’innovation n’est pas prévisible elle doit être favorisée surtout dans les PME et ETI :

  • Faire des gains de productivité et d’efficience sur les transactions de la vie courante de l’entreprise (Production, facturation, achat, comptabilité, stock, paie, …)
  • Maîtriser avec plus de fiabilité les projections et les prévisions
  • Développer des nouvelles compétences numériques dans les équipes financières

Et plus généralement tout le monde est d’accord pour :

  • Revaloriser une recherche mieux ciblée
  • S’investir profondément dans la réflexion sur les robots, l’IA, les nouvelles cultures de management
  • Réformer l’éducation, les activités de formation et l’apprentissage pour façonner un nouveau marché du travail

« Le déclin de l’industrie française s’explique par des délocalisations et par les importations provenant de pays à faible coût de main d’œuvre. La productivité de l’industrie française, liée de plus au poids de la fiscalité, n’est pas suffisante. Le déficit d’investissement et de recherche et développements, associés à une stagnation de notre démographie, ne fait qu’accroitre le piètre bilan récent de l’économie française. » « La désindustrialisation a couté cher à la France : en effet avec des gains de productivité de l’industrie, supérieurs aux autres branches de l’économie, le ralentissement de la croissance a eu d’autant d’effet ; La conséquence s’est traduite par la destruction de deux millions d’emplois industriels depuis les années 1980 » (Le désarroi de la France, Ils ont laissé faire ! Claude Chinardet). Il faut également bien intégrer le fait qu’en France, se sont surtout les grandes entreprises qui, pour des raisons de compétences, ont délocalisé ou supprimé les ateliers industriels et que le nombre de PME et ETI qui ne délocalisent pas n’est pas assez élevé, ce qui aurait pu compenser les effets de la dé-industrialisation.

Dans le contexte actuel intégrant les prévisions sur l’IA, les réflexions sur la productivité sont beaucoup plus compliquées qu’on ne le pense lorsque l’on démarre sur sa simple définition. A propos des prévisions, Pierre Dac avait dit : « les prévisions sont un art difficile surtout lorsqu’elles concernent l’avenir », il pourrait dire aujourd’hui : « l’Intelligence artificielle est un art difficile surtout si elle concerne l’intelligence humaine » ?

Bernard Biedermann

 Conjoncture et décisions

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