Jacques BAUDRON. – Secrétaire Forum ATENA – décembre 2022
La perte de souveraineté de l’Europe devient flagrante avec l’intrusion des GAFAM dans nos projets de Big Data médical ou notre monnaie numérique.
Les programmes de recherche et développement européens essentiels à l’émergence de ces mastodontes sont très en retrait face aux États-Unis.
Parmi les causes : la disgrâce auprès de la Commission européenne des commandes publiques pour le financement de la R&D remplacées par des palliatifs à base d’allègements fiscaux qui ont malheureusement tendance à s’égarer dans les circuits financiers.
Vous souvenez-vous du « HDH » et de « Azure » ?
Le HDH, Health Data Hub, centralise massivement les données médicales et hospitalières pour des traitements statistiques de type « Big Data ». Le choix du prestataire de traitement des données s’est porté sur la plateforme d’applications Azure de Microsoft. Problème : les données personnelles (à l’anonymat bien théorique) des patients sont traitées par une société étasunienne, au prétexte que nul prestataire européen n’était capable de répondre aux exigences.
Eh bien le scénario se reproduit avec l’euro numérique et Amazon.
Raccourci simplificateur : la Banque Centrale Européenne vise avec l’euro numérique la souplesse du bitcoin sans avoir à supporter les désagréments engendrés par le gâchis énergétique du minage et la volatilité des cours. À la suite d’un appel à participation pour étudier les interfaces utilisateur, la BCE a retenu cinq prestataires pour construire une maquette, dont Amazon pour le e-commerce et les relations avec l’utilisateur final.
Question : est-il bien raisonnable de confier ce rôle à une entreprise aussi avide de renseignements sur les consommateurs ?
Et nous retrouvons l’absence de propositions européennes pour justifier ce choix.
Peut-on être serein quand nos données transitent en terre étrangère ?
On peut difficilement y croire, et ce n’est pas Joe Biden qui le contredira quand il expose sa vision des accords de protection des données US-UE: “Le président peut autoriser des mises à jour de la liste des objectifs à la lumière de nouveaux impératifs de sécurité nationale (…), pour lesquels le président détermine que la collecte en vrac peut être utilisée. Le directeur rend publique toute mise à jour de la liste des objectifs autorisée par le président, à moins que le président ne détermine que cela constituerait un risque pour la sécurité nationale des États-Unis. »
Autrement dit : Les USA passent des accords pour affirmer leur parfaite transparence … sauf quand ils en décident autrement. Sans même se sentir tenus d’en informer leurs partenaires.
L’Europe serait-elle absente de la compétition ?
Il faut en convenir : une simple comparaison des dépenses en recherche et développement dans le monde éclaire cruellement l’atonie de l’Union Européenne.
L’Union Européenne a vu passer devant elle la Chine qui est sur les talons des États-Unis eux-mêmes en forte croissance. Et je n’ai pas surchargé le graphique avec des acteurs tels que la Corée du Sud, Israël voire le Japon dont l’effort rapporté au PIB est impressionnant. L’Europe clairement est à la traine.
La situation impacte-t-elle notre souveraineté ?
Soyons précis : elle est en péril.
Guillaume Poupard, bientôt ex Directeur Général de l’Anssi, entérine cette approche quand devant le Sénat le 5 octobre 2022 il expose que « … on n’est pas capable de faire du cloud de haut niveau en France aujourd’hui avec des technologies exclusivement françaises et développées en France. Il faut travailler avec des fournisseurs de technologie, notamment américains, ce qui nuit à notre souveraineté. »
Si la conclusion semble indubitable, comment se sentir en phase avec une prémisse nous considérant incapable de mener à bien un projet ?
Les moyens
Techniquement, l’Europe n’a pourtant pas à rougir de son savoir-faire en traitement des données (Atos …) ou en traitement de relations entre une entreprise et des clients (Cdiscount …).
Financièrement, les efforts ne manquent pas non plus.
En se limitant aux allégements « Fillon », à l’ex-CICE, au CIR, aux pactes de responsabilité tels que listés dans le Projet de Loi de Financement de la Sécurité Sociale (PLFSS) 2019, les aides atteignent quand même 64,5 milliards d’euros. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de débours mais de diminutions de recette.
Ce n’est pas tant l’importance du montant (comparable à l’impôt sur les sociétés, quand même !) qui interroge mais son efficacité. France Stratégie est mandaté par le Premier Ministre pour les évaluer. Les rapports sont très, comment dire, mitigés.
Pour le CICE et son avatar 2019 d’allègement pérenne de cotisations sociales, le rapport confirme chaque année le rapport de l’année précédente. Et quand la curiosité nous pousse à remonter au premier rapport, on constate que la rentabilité financière des entreprises est restaurée mais que les impacts sur l’emploi ou en développement commercial sont difficilement mesurables. Les fonds ratent l’économie réelle en rejoignant la finance.
Quant aux près de sept milliards de Crédit Impôt Recherche, on peut le créditer d’un rôle bénéfique indéniable pour beaucoup de petites sociétés innovantes. Mais des groupes pharmaceutiques illustrent la dérive en cumulant licenciements dans la recherche et réduction des impôts grâce au CIR. Le Sénat comme l’Assemblée Nationale s’en émeuvent, et l’absence de notre industrie pharmaceutique de la saga de la vaccination contre la Covid n’est hélas pas une surprise. Les remarquables performances financières vont de pair avec une déplorable carence de résultats industriels.
Il faut dire que l’Europe est adepte du modèle où l’État a pour rôle unique de mettre en place les conditions pour une concurrence libre et non faussée. C’est la doctrine d’origine allemande de l’ordolibéralisme adoptée aujourd’hui par l’Europe.
Les commandes d’État qui ont fait le bonheur des industries télécoms, aéronautiques, militaires jusqu’à la fin des années 1980 ne sont plus les bienvenues. C’est dommage car les fonds étaient alors dédiés à un projet. Les possibilités de détournement vers les circuits financiers étaient entravées. À l’opposé du modèle européen, les fonds délivrés dans le cadre du libéralisme aux États-Unis sous forme de commandes auprès des industriels ne ratent pas leurs cibles.
Et si l’ordolibéralisme si cher à l’Europe se payait par une perte de souveraineté ?
La question est ouverte, n’hésitez pas à rejoindre Forum ATENA pour y faire valoir votre point de vue.
Sources :
https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/seance/session-ordinaire-de-2018-2019/premiere-seance-du-mercredi-19-juin-2019
https://www.ccomptes.fr/system/files/2019-10/RALFSS-2019-02-niches-sociales.pdf
http://www.ires.fr/index.php/etudes-recherches-ouvrages/etudes-des-organisations-syndicales/item/6572-un-capitalisme-sous-perfusion-mesure-theories-et-effets-macroeconomiques-des-aides-publiques-aux-entreprises-francaises
https://www.cairn.info/revue-notes-du-conseil-d-analyse-economique-2019-1-page-1.htm
https://www.securite-sociale.fr/files/live/sites/SSFR/files/medias/PLFSS/2019/ANNEXE_5/PLFSS-2019-ANNEXE_5.pdf
http://www.senat.fr/rap/l18-147-323/l18-147-32318.html
https://www.fipeco.fr/fiche/Les-dépenses-fiscales
https://syndicollectif.fr/wp-content/uploads/2022/10/etude-clersé-cgtAOCGT_Projet1De2019-1.pdf
https://www.cairn.info/revue-flux1-2001-1-page-6.htm
http://www.senat.fr/commission/enquete/detournement_du_credit_dimpot_recherche.html
https://www.assemblee-nationale.fr/14/propositions/pion2606.asp
https://www.whitehouse.gov/briefing-room/presidential-actions/2022/10/07/executive-order-on-enhancing-safeguards-for-united-states-signals-intelligence-activities/.
https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:12008E107&from=FR
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