Dominique FAUCONNIER  –  Forum ATENA  –  Décembre 2025

 

« Les étudiants non plus n’y comprennent rien. Pourquoi ?
Tout simplement parce que je n’y comprends rien moi-même.
Personne d’ailleurs n’y comprend rien ».
Richard Feynman, « Lumières et matière, une étrange histoire » (p23). Le Point science S86, 1987

 

 

Lorsque j’étais jeune, on m’avait dit de faire des études afin que je puisse, plus tard, trouver un travail. Oui, il faut bien vivre m’expliquait-on. A l’époque, déjà, je ne pouvais m’empêcher d’avoir quelques doutes. Je reconnaissais sans difficulté que j’apprenais des choses intéressantes à l’école. J’aimais beaucoup l’histoire, les mathématiques et parfois j’aimais écouter tel ou tel professeur qui nous emportait avec lui et nous faisait découvrir et comprendre de nouveaux univers. Là où j’avais plus de mal c’est lorsque l’on me disait ce que serait ma vie plus tard et ce que je devais faire dès aujourd’hui pour m’y préparer. En y réfléchissant, je crois que cette idée me déplaisait. Je n’avais pas envie de me conformer à ce que d’autres que moi croyaient. Je préférais découvrir par moi-même ce qui m’entourait, et ce que cela pouvait alors m’inspirer. Je peux ajouter que je rencontrais souvent des personnes qui s’étonnaient de ce que notre monde devenait, de l’évolution de leur travail, qui n’était plus ce qu’il avait été, ou encore de l’absurdité des décisions de leurs dirigeants ou des politiques en général. D’une certaine façon, cela confortait mon choix de ne croire, volontairement, à aucun de nos avenirs, qu’ils soient espérés, promis ou redoutés. J’ai ainsi appris à ne rien attendre de l’avenir, mais à le découvrir, pas à pas, par l’observation du présent.
Lorsque, après avoir longtemps mûri en sous-sol, l’IA Générative a subitement envahi l’espace, cela a provoqué des enthousiasmes et des inquiétudes aussi immenses les unes que les autres. J’ai récemment entendu des phrases comme : « sincèrement, j’ai été bluffé(e) », « l’IA a la puissance d’un tsunami qui va nous submerger », « L’IA générative nous prend par la langue, elle pourrait dérégler en profondeur notre équilibre mental », Ou encore : « nous allons assister à une formidable concentration du pouvoir ». Par ailleurs, dans de nombreux secteurs, on observe également une volonté déterminée d’appropriation de l’outil. J’ai nettement l’impression qu’il s’agit là d’un pari sur l’avenir dont toute certitude serait exclue. Le raisonnement serait, à peu de choses près : « Allons-y, si cela marche nous aurons un, si ce n’est plusieurs temps d’avance sur nos concurrents ; et si cela ne marche pas comme nous l’espérons, nous aurons néanmoins acquis une expérience concrète et pourrons corriger notre trajectoire ». Dans ces stratégies, beaucoup va dépendre de la qualité du coup d’œil des décideurs qui sauront trouver – ou non ! – les bonne décisions. Nous sommes loin des exercices d’optimisation financière que nous connaissons depuis plusieurs années. Nous sommes plutôt dans une période comparable à celle des grandes découvertes amorcées par le Portugal et l’Espagne lorsqu’ils décident de s’aventurer au-delà des horizons, en haute mer. Jusque-là, les navires de commerce faisaient du cabotage le long des côtes africaines mais n’avaient pas encore tenté la grande aventure. Les pays qui ont tenté, financé et réussi ce pari, en sont revenus immensément riches.
Qu’en sera-t-il des pays et des entreprises à partir d’aujourd’hui ? Certains semblent nettement mieux armés que d’autres, mais c’est tout notre paysage économique, social et politique qui risque d’être touché. Qu’aurait pu prévoir un habitant d’un petit bourg lors de la guerre des religions, au 16ème siècle ? Toute l’Europe s’enflammait. Je me sens pris dans une situation analogue. C’est tout notre environnement qui peut être touché par les nombreuses métamorphoses qui s’annoncent. Il est cependant possible que je sois la victime d’un leurre. Qui, en Europe aurait pu imaginer, lors de l’hiver 42, que nous aurions pu vivre ensuite, notamment en Europe, autant d’années de paix ? Stéphane Zweig se serait-il suicidé trop tôt ? Comment aurait-il pu imaginer le retournement de situation qui s’est produit peu de temps après son adieu ?
Comme la grande majorité d’entre nous, je n’ai aucune influence sur les évènements qui pourraient se produire dans les années qui viennent. Le plus simple, et peut-être le plus sage, consiste à continuer à vivre comme j’ai toujours vécu, un peu comme ces musiciens du Titanic dont on dit qu’ils continuaient à jouer alors qu’ils savaient déjà qu’ils ne pourraient échapper au naufrage du navire. Pour ma part, je ne vois pas d’iceberg à proximité et je n’ai pas entendu de choc, je n’ai pas vu de personnes emportant en se dépêchant des brouettes de billets de banque, autour de moi tout semble calme.
Pourtant quelque chose se passe, quelque chose de persistant que je ne saurais définir. Si notre monde bascule en profondeur, le rythme et le cours de ma vie ne pourraient alors qu’en être bousculés.
Alors, j’essaie d’avancer vers notre avenir, pas à pas, en observant le présent. Pour y parvenir, j’essaie de le faire en choisissant des questions qui puissent m’y aider, et dont les réponses évolueront certainement avec le temps. Je ne cherche d’ailleurs pas à y répondre – au fond j’en suis parfaitement incapable – mais je regarde ce sur quoi elles peuvent attirer mon attention. J’essaie de ne pas fermer mes yeux, ni de me laisser emporter par mon imagination. Je suis curieux de ce que nous réserve notre avenir, même si je n’en vois ou n’en devine qu’une petite partie.

Les questions que j’ai retenues pour ma propre gouverne sont pour l’instant les suivantes :
Quel serait le périmètre opérationnel de l’I.A. ? Dans quels champs est-il actif ? Comment le percevoir et le délimiter ? Comment évolue-t-il ? Peut-on en comparer les capacités à celle d’une simple liseuse qui, dans un volume équivalent à celui d’un livre de poche peut contenir le contenu de plusieurs milliers de livres ? C’est vite impressionnant. J’ai appris qu’une entreprise assez performante actuellement (700 personnes) utilise plus de mille versions d’une IA. Chaque IA étant hyper spécialisée. Un de mes amis me dit que cela peut aller encore bien au-delà . . .
Quels en sont les usages, et comment évoluent-ils ? En fonction des secteurs, voyons-nous apparaître de nouveaux besoins, ou d’anciens besoins s’exprimer sous de nouvelles formes ? Voyons-nous apparaître des usages combinant autrement intervention humaine et mécanique ? En contre coup, quelles activités deviennent d’évidence obsolètes ?
Que produisent les interactions entre nos réflexions individuelles et celles d’autrui ? Celles des dirigeants, de nos prospects et clients, de nos partenaires, de nos amis ? J’en connais qui ont déjà modifié leurs recrutements et les contenus des contrats qu’ils passent avec les fournisseurs. Et quel est l’effet de l’usage plus intensif des IA sur leurs propres façon de vivre, de décider, d’entreprendre ? Finalement qu’allons-nous avoir la possibilité de développer de purement humain que ces machines ne sauront pas faire ?
De nouveaux espaces économiques, de nouveaux marchés ou de nouvelles identités collectives naissent-ils de ces mouvements simultanés ? Exemple : le lien presse – lecteurs est concurrencé par un ensemble d’influenceurs – consommateurs d’un nouveau genre. Un espace d’échange organisé disparaît et d’autres émergent. Vers quoi ces nouveaux ensembles évoluent-ils ? Ce que j’avais l’habitude de produire, de faire ou de vendre est-il encore utile à quelqu’un ? Ou à d’autres que je n’imagine même pas encore ?
Pour élargir encore le spectre, en quoi l’irruption de l’IA nourrit-elle la réapparition de la violence et de conflits ouverts en Europe ? Comment alimente-t-elle les nouvelles formes de guerres hybrides ? Comment l’IA renforce-t-elle la dérive à peine croyable du sens des mots et des phrases prononcées par ceux qui apparaissent aujourd’hui comme les maîtres du monde ? La Fontaine aurait-il raison lorsque qu’il fait dire au loup que « la raison du plus fort est toujours la meilleure » ? Revenons-nous à une pratique purement verticale du pouvoir ? L’IA m’apparaît de plus en plus comme n’étant qu’une dimension parmi d’autres des facteurs transformateurs de notre monde. La question devient alors de savoir comment développer un regard qui prenne l’ensemble de ces métamorphoses en un seul et même mouvement d’ensemble ?

Dominique Fauconnier
Décembre 2025