Dominique Fauconnier – novembre 2023
Comment la notion de métier pourrait nous aider à réfléchir les grandes évolutions de notre époque afin de nous y adapter le plus efficacement possible et avoir la capacité de produire un travail de qualité ?
Nos métiers changent, les façons de concevoir, de mettre en œuvre puis de piloter nos actions évoluent en fonction des métamorphoses organisationnelles et technologique ; et les vagues informatiques successives continuent de nous emporter à chaque fois plus loin que ce que nous aurions pu imaginer. Dans ce contexte comment réussir à vivre avec son temps ?
Avec l’apparition des produits d’Intelligence Artificielle Génératives, ces questions reviennent une fois de plus sur le devant de la scène. Mais ces questions sont-elles si nouvelles que cela ? Comment se donner les moyens de saisir ce qu’il se passe sous nos yeux ? D’en comprendre le sens et la logique d’ensemble ?
Informer vient de « en-former », donner une forme
Dans les années 80, j’ai travaillé pour des sociétés de service informatique comme Sema-Métra, ou pour des constructeurs comme Digital Equipement. J’ai pu assister pendant une quinzaine d’années à la formidable évolution de ce secteur et aux révolutions qu’il provoquait dans l’ensemble de notre monde. Malgré tous nos discours extrêmement enthousiastes quant à la puissance de l’informatique en général, je découvrais souvent des écarts assez importants entre ces visions et mes réalités professionnelles. Comme j’avais besoin de trouver des liens concrets entre ce que j’entendais et ce que je vivais au quotidien, j’ai rejoint une entreprise du secteur de la presse – c’est à dire des spécialistes de l’information – afin de mieux comprendre le phénomène.
Là, un typographe m’a appris l’importance du choix des caractères, par exemple un texte écrit en lettre bâton (comme la police helvética) est difficile à lire en plein texte, un texte écrit en majuscule l’est encore plus. Un rédacteur m’a permis de comprendre l’importance de la stabilité des rubriques dans un journal : le lecteur doit pouvoir retrouver ce qu’il cherche là où il a l’habitude de le trouver. Le Monde avait tenté de modifier sa maquette à cette époque en multipliant les cahiers mais il a rapidement dû revenir en arrière pour ne pas perdre ses lecteurs. Ce que je découvrais là était l’importance de la forme donnée à l’information. Le mot lui-même, informer, vient de « en-former » (Le Robert) : donner une forme. Le mot touche donc autant le détail, ce que nous appelons communément l’information, que le global. Dit avec un terme plus technique, l’information est fractale.
Exercer un Métier exige une intimité avec la matière
C’est également en assistant à une conférence de rédaction que j’ai découvert l’importance de la notion de métier. La Une d’un journal, celle qui va accrocher le lecteur potentiel, se décide en conférence de rédaction. C’est l’expérience qui permet de trancher chaque jour entre différentes possibilités afin de maintenir la stabilité du lectorat, qui elle-même permet de passer des contrats avec les publicistes afin de financer le journal. Ici, c’est le métier qui parle, le coup d’œil du professionnel, parfois son instinct.
Constatant que l’usage du mot Métier ne suit pas une définition universitaire ni ne correspond à un quelconque concept, mais permet à des professionnels de se comprendre rapidement sur l’essentiel – sur le terrain, chacun sait ce qu’avoir du métier signifie – j’ai essayé de suivre la piste que l’usage de ce mot semblait ouvrir. Très curieusement, et sans exagération aucune, c’est tout un univers qui s’est ainsi révélé à ma curiosité. Pour le dire rapidement, toute la culture du geste et du travail bien fait qui vibre encore lorsque ce mot est prononcé par des professionnels.
Le mot métier est noble et conserve son sens au travers de l’histoire de notre langue, il désigne un investissement humain – individuel autant que collectif – dédié à la réalisation d’un service concret destiné à autrui et fait à partir de soi-même. Il exprime une forte dimension identitaire associée à un strict professionnalisme tous deux ancrés dans un domaine particulier, qui est celui de chaque métier. Un simple exemple permet d’entrevoir ce fait. Imaginez quelques personnes assises autour d’une table recouverte d’une nappe et à qui l’on demanderait : à quel métier appartient celui qui a fabriqué cette table ? Vous obtiendrez quelques réponses données au hasard et puis, à un moment, l’une des personnes soulèvera la nappe et donnera la bonne réponse. Si la table est en bois, il peut s’agit d’un menuisier, mais si elle est en métal ou en pvc, le métier n’est plus du tout le même. Conclusion : c’est la matière transformée qui définit le métier et non la forme obtenue.
C’est la capacité à modifier une matière singulière qui définit le savoir-faire. Dit autrement, le service est lié au contrat et à la forme alors que le métier est lié à la capacité de transformer une matière donnée afin de rendre le service attendu. Si l’on poursuit le fil on peut dire qu’une fonction n’est pas un métier, la fonction correspond au contrat – le service à rendre – alors que le métier est lié à ce que transforme concrètement le ou les professionnels pour remplir leur mission. Au passage, on peut penser que c’est parce que nous ne savons plus nommer ce que nous transformons concrètement que nous éprouvons une profonde difficulté à parler entre nous de ce qu’est le travail.
Un outil est une matière en-formée prolongeant le corps humain
Revenons maintenant au secteur du numérique. Afin de passer la frontière entre ce qui serait matériel et ce qui ne le serait pas, il est possible – ici encore – de passer par l’usage que nous faisons des mots. On dit, par exemple, « Table des Matières », et là, on peut lire : mathématique, philosophie, géographie etc. La « Matière humaine » évoque bien autre chose que le corps humain. Et que désigne la « Matière à penser » ? On voit que l’usage du mot matière passe allègrement la frontière entre ce qui serait matériel et ce qui ne le serait pas.
Découvrant ce flou dans les définitions j’ai considéré que la matière peut correspondre à toute réalité qui résiste – définition extrêmement concrète et opérationnelle au quotidien – Ou encore à toute réalité qui est transformable. On obtient ainsi une façon d’appréhender le réel transposable à notre monde et à ses évolutions numériques. Toute situation est transformable, certains en ont la capacité et l’expérience ; et l’ont dit d’eux qu’ils « ont du métier ». Cela vaut pour un technicien, un financier, un manageur, un professeur . . .
Faisons un pas de plus. Si l’on considère maintenant qu’un outil est fait de matière, rien n’empêche de considérer que toute réalité utilisable pour aboutir à un résultat puisse être considérée comme étant un outil. Un conflit permet parfois de rentrer en contact avec les membres d’une équipe ; pour exercer son métier le médiateur sait amorcer une coopération entre les deux parties qui s’opposent en leur demandant, par exemple, de se « mettre d’accord sur leur désaccord ». En ce faisant, le médiateur utilise bien ce qui résiste, le désaccord, pour en faire un outil car cela lui permet d’opérer de premiers déplacements entre les deux personnes et de les amener à coopérer en se mettant d’accord, justement.
Nous pouvons alors proposer les équivalences suivantes :
-> Matière = ce qui est transformable.
-> Outil = ce qui permet de transformer.
-> Œuvrier (potentiellement nous tous) = les acteurs d’une transformation.
-> Métier = Savoir-faire de l’Œuvrier = Maîtrise des outils + Connaissance intime de la Matière
Si l’on regarde la dynamique propre au développement de tout métier, on remarque assez vite que tout œuvrier, et tout groupe professionnel, ne cesse d’améliorer ses outils et la maîtrise de son art. L’un des résultats en est que les gestes qu’il avait dû apprendre pour manier les outils précédents peuvent devenir périmés, au moins partiellement. Chaque nouvel outil impose le renouvellement, ou le réajustement, des outils et la maîtrise de nouveaux gestes.
De ces réflexions, nous pouvons tirer deux conséquences :
- Tout nouvel outil est la concrétisation d’un geste en lui donnant de la puissance
- Tout métier crée continuellement les conditions de sa propre obsolescence.
Nous en-formons le Monde
De même, si l’on y prête attention, on peut remarquer que toute œuvre est utilisable ou agissante. Toute œuvre est un outil potentiel qui peut servir à transformer de nouvelles réalités.
Prenons un exemple : une entreprise fabrique des stylos à l’aide de machines et de matières premières ; l’outil est ici l’usine et les stylos sont les œuvres. Par la suite, je peux me servir de l’un de ces stylos (alors outil) pour écrire un texte (œuvre) que je transmets à un interlocuteur qui y trouvera les informations qu’il me demandait. Grâce à elles (outil), il va pouvoir donner des instructions (œuvres) à ses équipes etc etc. L’homme ne cesse ainsi de transformer des matières et s’en servir pour en transformer d’autres. Nous participons ainsi à une transformation continue de la matière en outils de plus en plus élaborés, outils qui nous permettent de transformer de nouvelles réalités et ainsi de suite.
La vague informatique actuelle ne change en rien ce processus qui a commencé lorsqu’un premier hominidé a détourné un morceau de matière pour en faire un outil – ou une arme – et qui se prolonge aujourd’hui par la transformation de nanoparticules, l’envoi de satellites dans l’Espace, la transformation du corps humain par des biotechnologies ou la reproduction de manière automatique de certaines capacités de notre cerveau comme le font les intelligences artificielles génératives qui ont récemment fait leur apparition. Nous créons et produisons continûment de nouvelles formes dans le monde. Et ce processus n’a pas encore rencontré de limites.
Il n’y a pas de rupture avec le monde que nous connaissions avant l’apparition du numérique et de ses dernières réalisations, mais un processus continu qui est en œuvre depuis l’aube de l’humanité et de l’apparition des premiers outils ; et qui se prolonge sous nos yeux. Par l’exercice quotidien de nos métiers nous en-formons continûment le monde.
Aujourd’hui, les questions qui peuvent se poser à nous sont, par exemple :
- Où se dirige ainsi l’humanité, et jusqu’où ira-t-elle ?
- Où se trouve la frontière entre l’outil (le construit, le fixe) et le geste (l’action comme la pensée humaine) et comment cela se traduit-il concrètement dans nos vies quotidiennes ?
- Quels sont les « gestes » que nous pouvons ou devons inventer pour apprendre à utiliser et à vivre avec ce que nous allons produire grâce à ces nouveaux outils ?
- L’I.A. générative reproduisant très rapidement certains automatismes de notre fonctionnement cérébral, nous serons alors probablement amenés à explorer nos autres capacités – non encore reproduites – et à apprendre à nous en servir. Quelles sont-elles ? Comment se métamorphoseront nos activités ? Autour de quoi se constituera notre vivre ensemble ?
Pour y réfléchir utilement, je crois que rien n’a encore remplacé l’usage de la parole entre semblables.
Aujourd’hui comme hier, mille questions se posent à nous. Parlons-en !
Dominique Fauconnier
Octobre 2023
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