Un rapport du conseil d’Etat de 2017 puis de la cour des comptes en 2018 ont remis en cause la poursuite du projet « Etat Plateforme » confiée de 2014 à 2019 à feue la DINSIC. Dans la réalité, cette initiative a correspondu à une opération d’intrapreneuriat au sein de l’État.

Les motifs invoqués pour cet abandon se comprennent. Ce qui est problématique, c’est l’analyse du problème et les conséquences de la décision. Ceci est trop grave pour ne pas être porté au débat public.

« Etat plateforme » désigne l’architecture du système de données dont doit se doter un état pour assurer la protection et la fluidité de circulation des données dans sa zone de souveraineté. Il faut remettre en route ce chantier en repartant des bons objectifs et des bonnes compétences.

À propos de la notion d’Etat Plateforme

Laura Letourneau l’avait clairement exposé dans son TEDx Issy les Moulienaux  (« Ubérisation, à qui le tour » – 6/2/17) : les GAFAM constituent une arme d’influence massive qui a pour finalité d’accumuler des informations sur les individus afin de les profiler. Ils deviennent ainsi manipulables pour les inciter à consommer ou réagir. Les clients des GAFAM sont les entreprises et les organisations qui utilisent ces données. Les ambassadeurs sont les sites qui utilisent les interfaces de GAFAM tout en enrichissant le profilage. C’est ce que Laura Letourneau appelle « les petits moineaux qui viennent se loger dans l’arbre tout en le faisant grossir ».

Cet « arbre » a été pensé par des stratèges et des architectes informatiques dont la volonté a été de créer une puissance qui se situe au-dessus des Etats.

Nous voyons à présent le désastre économique, social, environnemental et surtout démocratique vers lequel nous nous dirigeons sous leur emprise avec ce numérique 0.0.

Les GAFAM constituent en réalité une anti-état plateforme. Cependant, ils permettent à chacun de percevoir l’importance des données dans la forme d’économie qui se dessine. De plus en plus immatérielle, elle impose des formes de gouvernance de plus en plus complexe et donc dépendante de la qualité et de la disponibilité des données.

Comme l’indique Forum Atena dans son livre Blanc dédié au sujet (voir également la vidéo teaser), si la monnaie a permis de développer le commerce tel que nous le connaissons, la donnée va permettre de développer l’économie symbiotique dont nous avons besoin à présent.

L’infrastructure liée aux données est donc une affaire de stratèges et d’architectes systèmes.

Les « startups Etats »

Les informaticiens qui naviguent du monde marchand au monde étatique sont souvent assez déroutés par les méthodes et les niveaux d’exigence imposés dans ces deux univers. Il est vrai que l’entreprise est « au service » de ses clients (en principe) et l’État gère des assujettis.

L’idée de l’intrapreneuriat a eu pour vertu de bousculer un peu les approches. Mais, selon les vérifications réalisées par la Cour des comptes, la méthode n’était pas appropriée. Un Etat, ce n’est pas une entreprise.

Un lieu de production, tout comme un lieu de gouvernance de l’État, ce n’est pas un jardin à l’anglaise où les essences de plantes sont censées s’harmoniser efficacement. C’est un potager développé, si possible, avec passion et astucieusement structuré.

Dans cette aventure, le terme « Etat Plateforme » a été dévoyé dans la mesure où il n’a pas été question d’avoir une approche stratège adossée à de solides travaux d’architectes systèmes. C’est un peu comme si l’État avait confié sa modernisation numérique à un romancier de science-fiction. Il peut avoir des idées intéressantes, mais la stratégie, c’est un mode de pensée qui s’apprend ainsi que l’architecture informatique.

C’est sans doute à propos de cette seconde spécialité que le drame prend son origine.

Les « grands » informaticiens, des profils très spécifiques

La France prépare son élite dans des « grandes écoles ». La liste de ces établissements a plus d’un siècle, tout comme les méthodes de sélection. Les heureux élus se sentent investis d’une responsabilité vis-à-vis de la nation ou des entreprises qui les emploient. Ils entendent mener leurs affaires avec autorité.

Les meilleurs informaticiens sortent rarement de ces écoles car la forme d’esprit requise n’est pas adaptée au spectre sélectif de notre système scolaire. Les informaticiens constituent une épine dans leurs décors, même lorsqu’ils sont issus d’une école de prestige.

Néanmoins, les informaticiens ont du pouvoir : ils ont accès aux données et peuvent manœuvrer dans les luttes d’influence. Ils sont mal considérés par les « élites ». De ce fait, les décisions concernant leur expertise sont prises en dehors de leur avis, qui d’ailleurs ne leur est demandé qu’à titre consultatif.

Aux USA, l’informatique est une affaire de force intérieure et extérieure, et ça change tout !

Tant que nous n’aurons pas nos propres héros du numérique comme aux USA et maintenant en Chine, nous ne susciterons pas de vocations dans les générations montantes.

Notre souveraineté numérique passe donc pas notre manière de repérer les talents dès le collège, ce qui nécessite une évolution profonde de notre manière s’enseigner : il ne s’agit plus d’accumuler du savoir, mais d’apprendre à apprendre et en particulier apprendre à se comprendre et comprendre les autres.

Nécessité de revenir sur la recommandation de la Cour des comptes

Le France pèche par l’absence de stratégie au niveau de son entrepreneuriat lié, notamment, au numérique. Elle a réimplanté cette erreur à l’intérieur de l’État.

Il n’empêche qu’il est temps de reprendre la copie concernant l’État Plateforme, mais cette fois-ci avec les femmes et les hommes qui disposent des talents et de la préparation culturelle ad hoc.

Il y a même urgence : pour le moment, nous sommes extrêmement dépendants du numérique américain et le numérique chinois s’immisce discrètement dans notre périmètre. Ils sont fragiles et nous sommes dans une phase de renouveau.

Il n’y aura pas de basculement vers une économie soutenable sans la maîtrise démocratique de nos données. Saisissons notre change !