Dominique Fauconnier – février 2024
En ce temps-là, les hommes ont peine à se figurer les manières de vivre de leurs grands-pères.
Georges Duby, Saint Bernard. L’art cistercien, Flammarion, 1979, (page 157)
L’idée de progrès serait née au Moyen Age de la rencontre entre la rationalité grecque et la temporalité juive(1). Il a fallu un certain temps pour que cette association rationalité + temporalité investisse en profondeur nos conceptions du monde. On peut se rappeler, par exemple, que le célèbre Albert Einstein ne croyait pas à l’expansion de l’Univers. Les équations de la Relativité Générale pourtant lui en ouvraient la possibilité, mais il a décidé d’y ajouter une constante nommée « constante cosmologique » afin que ses équations soient conformes à sa vision d’un Univers statique.
Depuis, nous avons intégré cette idée d’un Univers en expansion et accepté l’idée que notre Univers ait un début que certains appellent le Grand Boum (ou Big Bang, si l’on préfère). Avec le temps, nos cosmogonies évoluent, demain, nous en reviendrons peut-être à une conception cyclique du Monde comme le faisaient les Grecs, ou nous aurons trouvé autre chose. Un physicien du CNRS m’avait appris qu’il y avait autant de visions de l’Univers que de physiciens s’intéressant à la question. Cela peut donner le vertige à ceux qui, comme moi, ne sont que des aspirants honnêtes hommes.
La réapparition des I.A.
Si, par exemple, je réfléchis à ma vie quotidienne, je peux avouer sans crainte que ces débats sur la réalité profonde de l’Univers ne m’empêchent pas de me lever le matin, de boire mon café et de travailler ensuite quelques heures ou de rencontrer quelques amis. Si je lève le nez et que je regarde le soleil éclairer la ville dans laquelle j’habite, mon esprit peut évidemment s’échapper un instant et se demander à quelle vitesse le soleil se déplace dans l’Univers, à condition que cette question puisse avoir un sens(2). Cela dit ces considérations ne m’empêcheront pas de reprendre le rythme de mon existence. Mais si mon esprit commence à se demander pourquoi les glaciers des Alpes fondent de plus en plus rapidement, je peux me laisser aller à réfléchir à l’extension de la sécheresse dans d’autres pays et anticiper le développement des différentes immigrations à travers le monde, et je vois que cela peut avoir des conséquences sur les conflits politiques dans différents pays.
Lorsque je pense à la réapparition de l’Intelligence Artificielle (I.A.) – sous sa forme générative cette fois-ci – sur le devant de la scène, je me demande à quel point cela va modifier ma propre vie, comme celle de la société dans laquelle je vis. Comme je ne trouve pas de réponse stable à cette question et que de nouvelles questions émergent sans cesse je me plonge dans des articles sur le sujet, j’écoute des émissions que je choisis en fonction de ce qu’elles peuvent m’apprendre, je participe à des groupes de réflexion. Je me dis que l’essentiel, pour ma propre gouverne, est d’essayer de deviner – comment faire plus ? – où cela nous mène, ce que cela va modifier en profondeur dans notre société et dans nos façons de vivre.
Si mon œil se pose sur mon téléphone portable, je ne peux m’empêcher de penser qu’en une trentaine d’années (en de 1994 à 2024) cet objet a considérablement changé nos vies, mais que cela s’est fait de façon extrêmement progressive et douce. Je n’ai jamais eu de sensation de vertige comme la simple évocation de l’I.A. peut en produire chez certains. L’idée selon laquelle « l’IA va nous prendre le pouvoir parce que de plus en plus de décisions ne seront pas prises par des humains, mais par des algorithmes » comme l’a récemment affirmé à la radio(3) l’historien Yuval Noah Harari me parait absurde. L’I.A. n’est en effet qu’une machine, on pourrait dire, comme l’allumeur de réverbère du Petit Prince : « Il n’y a rien à comprendre. La consigne c’est la consigne. Bonjour »(4). En revanche, que des personnes puissent se servir des effets de la puissance de l’IA pour en influencer d’autres, certainement. Ou que ces machines puissent déborder la capacité de contrôle ou de maîtrise aussi bien de ses concepteurs que de ses utilisateurs, bien sûr, mais elle le fera de façon mécanique et aveugle. Ce qui n’empêche qu’elle pourra nous donner l’impression qu’elle décide pour nous. J’ai trouvé chez Daniel Andler(5) un assez bon équilibre d’analyse entre la façon dont est fabriqué l’objet I.A. et ce qu’il peut produire comme effets, ; ce qu’il exprime d’une très jolie façon ( Daniel Andler, Intelligence artificielle, intelligence humaine : la double énigme. Gallimard, 2023). Pour l’instant il semble assez difficile de savoir ce que l’homme va réussir à produire avec l’I.A. et comment il va réussir à faire évoluer le produit, mais cela pourrait être considérable.
Comment s’orienter ?
Pour tenter de sortir de ces océans d’hypothèses et de possibilités, j’ai cherché un moyen de me donner un support de comparaison pour tenter d’y trouver quelques points de repères qui me permettent – si possible ! – d’appréhender le mouvement général que l’évolution des outils numériques de toutes sortes, dont ceux des I.A. va ou peut provoquer.
Prenons un exemple. Si j’étais perdu au cœur d’un véritable océan et que je cherche à m’orienter pour échapper à cette immensité, à quoi pourrais-je accrocher mon regard pour tenter de me repérer ? Ce que nos ancêtres ont fait, du moins ceux qui sont partis avec leurs navires au-delà des horizons connus à leur époque, c’est de chercher dans le Ciel des repères qui puissent remplacer ceux que leur offraient auparavant les côtes qu’ils longeaient prudemment. Avec un peu de connaissances, ils pouvaient assez facilement situer leur position sur l’axe Nord-Sud. Selon la position de l’Étoile du sud (ou étoile polaire), située sur l’axe de rotation de la terre et offrant ainsi un point fixe alors que le reste de la voûte céleste, vu de la terre, se déplace de la même façon que le soleil. En revanche pour réussir à se situer sur l’axe Est-Ouest, ce n’était pas aussi simple. En effet, l’emplacement des étoiles dépend de l’heure. A trois heures du matin on peut admirer le même ciel qu’à minuit si l’on se trouve suffisamment loin vers l’Est(6). Pour savoir où l’on se trouve si on veut se repérer par rapport à l’emplacement des étoiles dans le ciel (s’il fait beau !) il est alors indispensable de savoir aussi précisément que possible l’heure qu’il est et d’associer les deux informations. Cette idée est développée avec précision par Daniel Boorstin dans son livre Les Découvreurs(7). C’est ainsi explique-t-il, qu’à cette époque nos pendules comme nos montres se sont mises à l’heure.
Quels seraient l’équivalent de nos étoiles ?
Aujourd’hui, à quels types de repères pourrais-je m’accrocher, ou pourrions-nous nous accrocher pour nous orienter dans un monde où beaucoup de choses vont bouger, évoluer, et même se métamorphoser ? Quels pourraient être aujourd’hui les équivalents des étoiles des grands navigateurs de la Renaissance ?
C’est en lisant les ouvrages de médiévistes comme Georges Duby, Jacques Heers, Robert Fossier, Fernand Braudel et de quelques autres que j’ai appris que la ville médiévale était très différente des villes antiques (J. Heers principalement, sans oublier le très intéressant L’économie française au Moyen Age de Alain Derville, publié chez OPHRYS en 1995, si l’on s’intéresse plus particulièrement à cette dimension.). La ville antique est un centre, comme l’étaient Athènes, Spartes, Rome, Byzance, alors que les villes médiévales sont les multiples nœuds d’un réseau d’échanges, de commerce, de rencontres. Sur les routes circulaient des biens mais aussi des personnes et des idées. On va alors de Bologne à Paris, de Londres à Gand, de Séville à Toulouse.
La Cité médiévale est fondée sur la rencontre de personnes qui peu à peu constituent la population des différentes villes en mélangeant entre eux les artisans, les commerçants et les universitaires. Ces villes se sont historiquement développées autour de cathédrales (sièges des évêques) du fait de l’afflux régulier de serfs, notamment, dont les campagnes n’avaient plus besoin pour produire de quoi nourrir ses habitants. La France et toute l’Europe étaient parcourues par toutes sortes de pèlerins qui étaient si nombreux que les chanoines (dit autrement, les dirigeants des cathédrales) ont fait construire des jubés pour s’isoler du passage incessant des pèlerins. Le jubé est ce mur intérieur qui sépare le cœur des cathédrales du déambulatoire – quel nom expressif ! – qui l’entoure et dont on peut encore voir un très bel exemple à Chartres. Comme on peut encore le constater, le déambulatoire était généralement flanqué d’un certain nombre de chapelles singulières.
Si l’on remarque ce que la construction de ces cathédrales a dédié justement au passage des pèlerins, on peut alors en imaginer le nombre et l’importance. C’est ainsi que les villes médiévales ont absorbé une grande partie des personnes en provenance des campagnes. On peut mesurer ce fait en se rappelant que cathédrales se devant d’accueillir sous leurs voûtes au moins une fois par an, l’ensemble des habitants de la ville qui les entourait ; leurs responsables se sont trouvés dans l’obligation d’agrandir sans cesse leur cathédrales jusqu’à atteindre la démesure(8).
Des progrès techniques considérables
Dans l’un de ses ouvrages, Georges Duby note que vers l’an mil, si j’ai bonne mémoire, pour nourrir dix personnes, il en fallait neuf qui travaillent la terre. Du fait les progrès techniques agricoles – notamment l’emploi du cheval comme animal de trait, ou le labour profond – de nombreux bras deviennent alors inutiles et l’on trouve de plus en plus de personnes qui sillonnent les chemins de France, pèlerins ou vagabonds, et vont de monastères en villes, où parfois ils s’implantent. Pour donner l’idée de l’ampleur du phénomène j’ai également trouvé chez Georges Duby l’information selon laquelle, vers l’an mil, dans une région où il a pu accéder à des documents fiables – était-ce dans le Morvan ? – avec un sac de céréales, on pouvait en produire l’équivalent d’un sac et demi. On gardait un sac pour le replanter et on pouvait consommer ce qu’il en restait, c’est à dire un demi-sac. Trois siècles plus tard, dans la même région, avec un sac on pouvait en produire l’équivalent de six. On en gardait un pour le replanter et on pouvait alors en consommer l’équivalent de cinq ; soit dix fois plus ! On imagine alors aisément les conséquences en nombre de personnes nécessaires pour réaliser ce travail. On peut ainsi imaginer le nombre considérable de personnes qui se sont trouvées sans emploi. Une partie d’entre eux devait probablement être prise en charge par les ordres mendiants, franciscains et dominicains qui ont fleuri à l’époque. Mais une autre partie a dû quitter le pays pour aller sur les chemins et, comme nous l’avons vu plus haut, déambuler dans les espaces qui étaient réservés aux pèlerins dans les Cathédrales des villes qu’ils découvraient, qu’ils traversaient à moins qu’ils s’y installent.
Que ferons-nous des personnes dont les Industries, les Services n’auront plus besoin ?
Si l’on y réfléchit avec les mots de notre époque, on peut se dire que la naissance des villes médiévales s’est imposée comme solution au chômage des campagnes. Entre les deux, il y a certainement eu errances, inquiétudes, solitudes et puis surprises, découvertes, basculement dans des vies totalement différentes que celles que l’on avait lorsque l’on était attaché à un hameau plus ou moins isolé dans la nature, entre champs et forêts.
Si l’on pousse alors l’analogie, l’apparition actuelle de l’IA, précédée depuis une quarantaine d’années par le développement de l’ensemble du secteur numérique, correspond à celle des considérables progrès techniques réalisés au Moyen Age qui furent à l’origine du fantastique mouvement de population de l’époque. Les outils utilisant l’I.A. vont certainement permettre à certaines personnes, celles qui les utiliseront, d’abattre une quantité impressionnante de travail selon nos critères actuels. A court terme, et de la même façon que l’apparition du machinisme au XIXème siècle, il y aura probablement une quantité importante de personnes qui se retrouveront sans emploi, dont une bonne partie sera d’ailleurs absorbée sous l’appellation – dans ce cas trompeuse – de micro-entrepreneurs. Il y aura également de nombreuses entreprises qui fermeront, les unes après les autres, faute de réussir à vendre des produits et des services devenus obsolètes. Et pendant ce temps, bien sûr, d’autres entreprises créeront de nouveaux emplois car l’usage et la maîtrise de ces nouveaux outils demandera de nouvelles compétences. Mais comment cela se passera-t-il entre ces deux mouvements ?
Où se déplacera alors le centre gravité de nos sociétés ?
Après la campagne des serfs, puis la ville des artisans, des commerçants et des universitaires, suivie du monde des usines et de la multiplication des moyens de transports, quel monde allons-nous maintenant créer ? Sous quelles logiques se développeront nos sociétés demain ? Probablement autour des réseaux numériques qui déjà nous gouvernent. Oui, mais quels types de liens allons-nous développer entre nous ?
Mon pari est que cela se fera, certes avec des à-coups, certes avec des drames humains, mais globalement plus progressivement que ce que certains peuvent craindre, un peu à la façon dont nos téléphones portables se sont immiscés dans nos vies et les ont modifiées. Il est probable, à mon avis que l’humain ne pourra faire autrement que de s’adapter aux nouveaux environnements qu’il a contribué à créer et que, comme le paysan du moyen âge qui a bien dû s’adapter à la vie des villes, par plaisir ou par nécessité, nous apprendrons à vivre dans ce nouveau monde, celui que nos jeunes ont pour la plupart déjà commencé à intégrer dans leurs réflexes.
Parfois je me demande si les progrès techniques ne vont pas suivre une logique propre à ce qu’elles nous permettent sans cesse de découvrir, ce qui nous pousse à toujours avancer encore d’un pas. Tenter « d’arrêter les progrès actuels de l’I.A. » me semble vain, car d’autres vont continuer les recherches, et il faudra bien que nous le fassions aussi pour ne pas être débordés. En revanche nous devrons très probablement réinventer nos façons de vivre et de vivre ensemble dans un monde qui sera moins familier et nous semblera peut-être plus étrange que ce que nous pourrions en imaginer aujourd’hui. Imaginez l’étonnement, si ce n’est l’ahurissement d’un paysan ayant vécu toute sa vie dans les collines du Morvan et découvrant brutalement les flèches de la cathédrale d’une ville qu’il a mis plusieurs jours à rejoindre. Nous devrons probablement peu à peu apprendre à vivre autrement pour retrouver le plaisir et la capacité de vivre ensemble.
Cela a déjà commencé, tout doucement.
Dominique Fauconnier
Février 2024
1 Thèse probablement avancée par Heinz Wismann que j’avais eu la chance de pouvoir écouter lors d’une conférence.
2 Si on prend la vitesse du Soleil par rapport au centre de notre galaxie, la réponse serait de quelques 850.000 km/h. Quant à la Galaxie elle-même (par rapport à quoi ?), elle irait à la vitesse de 2.300.000 km/h.
3 Entendu sur France Culture le vendredi 22 décembre lors de la Matinale (mn 28). L’invité était l’auteur de Sapiens : une brève histoire de l’humanité. Albin Michel, 2022.
4 Antoine de Saint Exupéry, Le Petit Prince, Chapitre XIV, Gallimard jeunesse.
- Ou en accès libre : https://www.ebooksgratuits.com/html/st_exupery_le_petit_prince.html
5 Daniel Andler, Intelligence artificielle, intelligence humaine : la double énigme. Gallimard, 2023.
6 Si l’on se trouve sur la ligne équatoriale, 3 heures de décalage correspond à environ 5000 km (40.000 x 3/24).
7Daniel Joseph Boorstin, Les Découvreurs, Robert Laffont, collection Bouquins, 1986. Voir plus particulièrement sous le titre Vers l’horloge portative, pages 45 à 51. La question était de pouvoir se situer en pleine mer, en l’absence de tout repère terrestre visible. On pouvait observer les étoiles mais il était indispensable de connaître également l’heure pour se situer avec précision sur la ligne Est-Ouest ; et parfois éviter de terribles récifs.
8 À Beauvais, la hauteur visée dépassait la limité technique de la solidité de la pierre, ce qui a arrêté les travaux et, sur place, on peut encore découvrir les immenses contreforts que l’on a été obligé d’ajouter pour soutenir l’ensemble construit. On dit aussi que l’un des chanoines de Séville s’était écrié : « Lorsque les gens découvriront ce que nous allons construire, ils nous prendront pour des fous ! ».
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