La monnaie en trois mots

Trois propriétés de la monnaie sont identifiées depuis Aristote :

    Elle est acceptée par tous.

Les États ont quelques facilités pour que leur monnaie soit reconnue par tous : elle seule est admise pour s’acquitter de ses impôts et elle seule est utilisée pour régler les dettes de l’État.

    Elle est une unité de compte.

L’unité de compte est nécessaire à la comparaison des biens et services : pour rapprocher la valeur d’un kilo de carottes et un kilo de tomates, une heure de travail aux champs et une soupe.

    Elle est une réserve de valeur.

La monnaie doit être suffisamment stable pour autoriser la constitution d’épargne.

La valeur de la monnaie

Les valeurs relatives des monnaies d’État

Après les ères où la valeur intrinsèque des billets découlait de leur statut de reconnaissance de dette (les billets grand-bretons en portent toujours la mention), les monnaies de laprès-guerre sappuient sur le dollar lui-même référencé sur lor. L’été 1971 bouleverse la donne : les monnaies flottent maintenant sans entrave les unes par rapport aux autres suivant la loi de loffre la demande. La cote dune monnaie d’État ne repose que sur la confiance quelle inspire. Cest l’ère des monnaies « fiat ».

La confiance dans une monnaie d’État s’appuie sur des paramètres tels que puissance industrielle, commerciale, militaire, diplomatique, culturelle, démographique ou les taux d’intérêt qui évoluent lentement. Les taux de change des monnaies fiat fluctuent au rythme de ces paramètres qui modèrent l’amplitude et la fréquence des variations.

Elles ne sont pas pour autant à l’abri de spéculations voire des bouleversements quand elles s’aventurent dans une bulle comme nous le rappelle l’exemple de la livre avec Georges Soros.

Crypto-actifs

Les crypto-actifs comme le bitcoin ont également une valeur dictée par la loi de l’offre et de la demande.

Pourquoi de spectaculaires variations d’un côté face à de lents mouvements d’ajustement de l’autre ? Parce que les crypto-actifs n’ont pas l’équivalent de l’or ou de la confiance dans un État sur lequel s’appuyer. Les crypto-actif réagissent immédiatement et sans mesure au moindre tweet clamant la moindre rumeur. L’économiste nobellisé Jean Tirole résume la situation en soulignant l’absence de valeur intrinsèque du bitcoin.

Quelques conséquences :

    Bitcoin comme ether ne sont pas des monnaies

Le manque de stabilité des crypto-actifs leur interdit la fonction de réserve de valeur, un des trois critères pour avoir droit au titre de monnaie. L’appellation « crypto-actif » proposée par l’Autorité des Marchés Financiers est plus appropriée.

    Sensibles au rumeurs et aux opérations sur les marchés, les crypto-actifs sont un outil idéal pour le jeu et la spéculation.

Quel que soit le niveau atteint par un crypto-actif, la probabilité qu’il repasse par ce point n’est pas nulle. Des produits dérivés s’intéressant non pas à la valeur mais à ses variations sont apparus.

Stablecoins

La garantie de la valeur d’un actif sur blockchain par un bien tangible (or, pétrole, monnaie fiat …) lui donne la stabilité nécessaire au statut de monnaie.

Chaque unité de monnaie sur blockchain est garantie par son équivalent en bien tangible, il n’y a pas de création monétaire. Un utilisateur achète par exemple dix tethers avec dix dollars qu’il pourra utiliser sans frontières sans taxe et sans délai.

La plupart des banques centrales se penchent sur le concept et l’annonce du projet Libra mené par Facebook précipite le mouvement. Les stablecoins de banque centrale se nomment des MNBC pour monnaie numérique de banque centrale.

    Une caractéristique des MNBC est d’être sans frontières. Comment sera gérée la cohabitation des monnaies de tout pays voire société commerciale ? faudra-t-il créer des crypto-chambres de compensation ?

    Les stablecoins présupposent qu’il n’y a pas de création monétaire. Mais avoir plus d’actifs en circulation qu’il n’y en a en réserve conduit de fait à créer de la monnaie et rien n’empêche un opérateur de stablecoins de faire de la création monétaire via des services de prêts. Il y a risque de création monétaire à l’insu de l’État.

    Target2, le système de comptabilité propre à l’Union Européenne, peut être contourné par des transferts directs avec des MNBC. Il y a risque de transfert à l’insu de la Banque Centrale Européenne.

Deux des méthodes de création monétaire

« Donnez-moi le pouvoir de créer la monnaie et peu m’importe qui fait les lois », fait-on dire aux banquiers du XIXème siècle.

La monnaie dette

Le mode de création monétaire le plus courant de nos jours est contre intuitif : la monnaie est créée lorsqu’un emprunt est contracté et détruite lors de son remboursement. Le bon sens voudrait que l’argent obtenu lors d’un prêt provienne des réserves de la banque et c’est le cas pour les banques d’affaires. Les banques commerciales se contentent d’une première écriture créditant le compte et d’une deuxième stipulant la dette, le tout sous le contrôle de la banque centrale.

Ce curieux mais efficace principe appelle plusieurs commentaires :

    L’argent ainsi créé n’est reconnu que par la banque émettrice. Une opération entre deux banques différentes passe par la banque centrale.

    L’argent ainsi créé disparaît en cas de faillite de la banque commerciale. L’État constitue des provisions pour rembourser dans une certaine limite les clients.

    Le mécanisme repose sur croissance économique perpétuelle : les prêts financent des investissements, les intérêts sont pourvus par la croissance.

Problème : la croissance économique indispensable à la création monétaire par la dette chute régulièrement depuis les années cinquante et se rapproche de l’extinction. 

Déclin continu de la croissance : 6% en 1950, 1%  en 2000

À mon sens, cette baisse pourrait être durable (voire définitive) car liée entre autres à celle du taux de croissance démographique. La création monétaire par la dette serait alors condamnée.

La monnaie hélicoptère

Une autre méthode évoquée par Milton Friedman est d’usage aujourd’hui dans bien des crypto-actifs. La monnaie est également créée par une banque par un jeu d’écritures sans puiser dans des réserves sauf que cette fois-ci il n’y a plus de prêts. La monnaie est créée sans contrepartie puis distribuée. Dans le minage l’attribution quasi aléatoire (premier à découvrir un code par force brute) de bitcoins nouvellement créés représente une forme de monnaie hélicoptère.

La distribution est livrée à l’imagination : aléatoire (minage) pour les crypto-actifs, vers une population ciblée les plus pauvres pour relancer la consommation, vers les investisseurs pour tenter de relancer l’économie avec le « quantitative easing ». Le saupoudrage est comparé à des fonds lâchés d’un hélicoptère.

Un euro, des euros

Pourquoi l’État du Mississippi n’est pas, à l’image de la Grèce, soumis à des taux dintérêt élevés, n’est pas tenu de réduire ses dépenses publiques ni amené à vendre ses infrastructures ?

Parce que les États-Unis sont un état fédéral avec un budget et une fiscalité commune, tout comme le Brésil, la Suisse ou le Canada, alors que l’union européenne en est restée à l’accord commercial primitif : un simple marché commun où hommes, marchandises et capitaux circulent librement, la circulation des capitaux s’accommodant bien des disparités fiscales. Les notions de fédéralisme en sont exclues.

Pour couper court aux variations entre devises, les parités entre les monnaies sont figées depuis le 1 janvier 2002. Les monnaies des états membres en profitent pour troquer alors leur appellation d’origine au profit d’un même nom pour tous, « euro » ; de fait chaque pays conserve sa monnaie. On navigue en Europe en échangeant des billets semblables mais les transferts entre pays membres au delà d’un certain seuil passent par une mécanique comptable au doux nom de Target 2. Les euros ne se mélangent pas.

Conséquence : la régulation naturelle disparait. Auparavant, une monnaie forte était bridée par des prix élevés alors qu’une monnaie faible dopait les ventes. Depuis la suppression des possibilités de jouer sur les parités, l’ajustement pour le pays qui ne peut agir sur la valeur de sa monnaie se fait en étriquant emplois et salaires. Son affaiblissement s’accroit. Dès 1997, l’économiste  Milton Friedman anticipait le problème : « Flexible exchange rates are a powerful adjustment mechanism for managing shocks that affect the entities differently ». Le mécanisme entretient et amplifie les écarts entre pays membres de la communauté européenne.

La nouvelle donne des monnaies sans frontières renversera-t-elle ce montage instable ?

En bref …

Construit empiriquement au gré des contraintes de l’histoire, le système monétaire continue à évoluer. La nécessaire adaptation de mécanismes de création monétaire trop dépendants de la croissance illustre ce besoin de changement.

Par ailleurs, la technologie propose aujourd’hui des mécanismes comme la blockchain ouvrant la voie à des monnaies nouvelles sans frontières sous une autorité publique ou privée.

L’heure pour refonder la monnaie serait-elle là ? Nous en avons l’opportunité. Imaginons une monnaie intelligente, capable de prendre en compte la valeur du bénévolat, des idées, des données. Une monnaie intelligente en quelque sorte.

Jacques Baudron    mai 2021    jacques.baudron@ixtel.fr