Jean-Jacques URBAN-GALINDO –  novembre 2022 

La recherche informatique française fin des années 60, début des années 70 le projet Cyclades 

 

Une journée a été consacrée ce 10 novembre 2022 à la célébration des 50 ans de l’invention, par le français Alain Colmerauer, du langage PROLOG (Programmer en Logique) permettant le développement de Systèmes Experts, des logiciels exploitant des séries de règles. Une des technologies de l’Intelligence Artificielle (IA) qui a eu son âge de célébrité dans les années 70-80 avant un retournement en raison principalement d’excès dans les promesses. Ce déclin a été appelé l’hiver de l’IA. 

Le 30 novembre, une journée est dédiée au CNAM à la mémoire de grands noms de l’informatique française : Alice Recoque, François Anceau, Alain Colmerauer et Michel Hugon. 

La date de Janvier 1973, dont le 50 ème anniversaire approche, mérite aussi d’être, à mon avis, rappelée. La plupart des personnes qui ne voient de progrès dans le numérique que sous le soleil de Californie ne savent probablement pas qu’une étape clé dans le développement du réseau Internet, tellement important de nos jours a été franchie avec une publication d’une petite équipe réunie autour de Louis Pouzin dans le projet Cyclades.

Dans un environnement de développement des réseaux informatiques en plein bouillonnement, cette équipe a fait la synthèse des travaux de multiples pionniers qui avaient participé à plusieurs développements, le plus célèbre étant le réseau Arpanet développé pour la défense par l’ARPA, division recherche de l’armée américaine, dans un contexte « guerre froide » avec la menace nucléaire.

Les principes d’architecture qui avaient présidé à son développement étaient questionnés pour intégrer les progrès récents de l’informatique, matériels et logiciels, et des télécommunications.

Le projet Cyclades a été lancé en France au début des années 70 par la délégation générale à l’informatique dirigée par Maurice Allègre. Il est confié à Louis Pouzin qui, après avoir travaillé aux USA sur le projet MULTICS (où il a inventé le langage Shell) a développé en France le système Météo, a fait un « passage » de quelques années dans l’industrie automobile, à l’informatique de SIMCA Chrysler où je l’ai connu. Je me souviens encore de ses cours de programmation structurée (que les développeurs de certaines applications feraient bien de réviser …)

Des principes d’architecture novateurs, synthèse des réflexions de la petite équipe réunie sont  énoncés dans un court article publié en janvier 1973  

MAJOR DESIGN ASPECTS OF THE CYCLADES COMPUTER NETWORK 
https://dl.acm.org/doi/pdf/10.1145/800280.811034

En capitalisant sur les nombreux travaux conduits dont, aux USA, la suite d’ARPANET et, en Angleterre le réseau NPL, le réseau Cyclades est conçu comme : 

  • un « réseau des réseaux » (ce que le terme Internet suggère mais réalise plus ou moins bien) 
  • une plateforme de recherche avec l’idée fondamentale d’un assemblage de modules, de fonctions, de protocoles qui devront pouvoir être remplacés quand des progrès dans les réalisations permettront d’en tirer des enseignements et les améliorer et même faire marche arrière.
  • Une forte orientation pour la simplicité condition de la maitrise de l’édifice et le découplage des fonctions le plus net possible par rapport aux Ordinateurs hébergeant les applications sous le contrôle de l’ « OS  « Operating System »  

Ces recommandations sont à l’origine de la démarche plus générale de structuration des protocoles réseaux en 7 « couches » que le brillant Hubert Zimmermann va porter jusqu’en faire un standard OSI. Malheureusement, l’architecture retenue pour Internet avec TCP/IP ne respectera pas parfaitement ce découpage, cette articulation … 

Le projet est surtout connu pour son apport majeur : les avancées avec le Datagramme :

Je ne  me risque pas à trancher dans la question historique « Qui a inventé le Datagramme ? »

Pour plus de précision dans la description des apports des multiples acteurs qui sont intervenus, on pourra se reporter à l’article très fouillé de

Valérie Schafer  Circuits virtuels et datagrammes : une concurrence à plusieurs échelles

https://www.cairn.info/revue-histoire-economie-et-societe-2007-2-page-29.htm 

Je me limite donc à quelques points pour décrire le contexte début 1970 :

  1. L’idée d’échanger des informations entre des ordinateurs distants sous forme de paquets est largement partagée par de nombreux chercheurs dans le monde, ils se connaissent bien et partagent leurs réflexions,
  2. Les télécommunications mondiales sont organisées autour de centraux téléphoniques reliés par des lignes téléphoniques, principalement terrestres, au travers desquels des liaisons sont établies entre 2 acteurs distants, que ce soit pour véhiculer une conversation, ou des messages « numériques » télégraphe et début des modems.
  3. Les sociétés de télécoms sont puissantes et abordent la question d’un futur réseau informatique avec 2 préoccupations majeures : qualité du service, capacité « structurelle » à pouvoir facturer l’usage ?

C’est à une rupture majeure que l’équipe Cyclades a contribué à faire émerger : l’idée que, dans un réseau maillé de routes entre « serveurs de communication », plus tard appelés « routeurs », les paquets de données successifs découpant un même message entre 2 ordinateurs pouvaient suivre des routes différentes entre l’émetteur et le récepteur. 

Cette idée allait à l’encontre des principes que les concepteurs des systèmes de téléphonie considéraient comme immuables : pour eux en effet les protocoles devaient choisir UNE route et les paquets devaient la suivre en respectant l’ordre d’émission et sans perte sur chacun des segments de la route construite. C’est un mode appelé « circuit virtuel » 

Au contraire avec le dispositif imaginé, qui sera plus tard appelé « Datagramme »,

  1. Les paquets peuvent suivre des chemins différents,  
  2. Ils peuvent mettre des temps de propagation, transit, différents et il faut donc les remettre dans l’ordre à l’arrivée sur l’ordinateur destinataire, 
  3. On peut même « perdre » certains messages et une fonction permettra, au bout d’un délai, demander à l’émetteur une réémission. 

Cette architecture 

  1. simplifie considérablement la tâche des routeurs, optimise de façon très sensible l’utilisation de la bande passante mais 
  2. elle rend la facturation du « service transport » très difficile, et se prête mal à des exigences de temps de transport serrées comme pour la transmission de flux « temps réel » comme la voix ou la vidéo.

Une dure bataille verra s’affronter l’ « école des téléphonistes » et les trublions venant de l’informatique. 

Le premiers standards seront fondés sur le modèle, « conservateur » des circuits virtuels, ils donneront plus tard le standard X 25 qui sera en France déployé par Transpac, fera le bonheur du réseau Numéris et permettra la diffusion massive du Minitel permettant à la France de prendre la tête dans le développement des services numérique ajoutant les fonctions  messages et l’image à la voix du téléphone.

Le projet Cyclades de son côté développait sur les principes du Datagramme un sous-système « Cigale » qui fût démontré dans une célèbre conférence à Montréal grâce à une liaison couplée avec un réseau canadien.

 Cigale The packet Switching Machine of the Cyclades Computer Network 

http://iuwg.net/doc/CIGALE.html

En concurrence avec X25, le projet Cyclades sera abandonné en 1978 par décision gouvernementale. 

Le protocole TCP/IP au cœur du réseau Internet est inspiré de Cyclades, un descendant en quelque sorte :

Les travaux sur les réseaux étaient l’objet d’échanges nourris entre les chercheurs de plusieurs pays. Aux USA le réseau ARPANET se développait et une réflexion était engagée pour préparer une évolution.  Vinton Cerf et Bob Kahn pour la Darpa préparent ce qui deviendra Internet. Ils collaborent avec l’équipe Cyclades, d’autant plus qu’un de ses membres, Gérard Le Lann, a rejoint Vinton Cerf à Stanford en 1973. 

Ils feront le choix d’architecture fondé sur « Datagramme » et s’appuieront sur les travaux de l’équipe Cyclades, notamment pour le contrôle des flux. Internet a eu le succès mondial que nous lui connaissons. 

Pourtant d’autres principes ce cette note de janvier 1973 n’ont pas été repris pour définir TCP/IP, ils me semblent avoir gardé toute leur pertinence. 

Si TCP/IP a bien intégré la notion du Datagramme et a, en quelque sorte, aidé à tourner la page des circuits virtuels hérités des télécommunications plusieurs notions présentes dans les concepts d’architecture de Cyclades n’ont pas été retenues, ainsi :

  • le choix du mode d’adressage avec une adresse unique mondiale alors qu’il pouvait être “local”
  • la distinction entre application et point adresse du réseau.

Des choix des « fondations » qui conditionnent des limites aux évolutions du protocole. 

Des limites et un besoin pour un internet du futur, une piste avec RINA ?

Malgré son hégémonie Internet souffre de plusieurs limitations, des faiblesses connues des spécialistes qui tiennent aux choix d’architecture initiaux. 

Ainsi le protocole TCP/IP ne traite pas, nativement, « by design », les besoins « fonctionnels » en :

  1. sécurité, 
  2. confidentialité, 
  3. itinérance (un smartphone ou un IOT qui « borne » successivement sur plusieurs relais),
  4. qualité de service. 

Les besoins applicatifs dans ces domaines ne peuvent être corrigés que par des ajouts des  exceptions, des palliatifs, sortes de  « rustines », qui ajoutent à la complexité et, finalement, fragilisent l’édifice. 

Autant de faiblesses du réseau internet qui font imaginer des pistes pour définir une nouvelle génération de protocoles (IPV6 veut les corriger mais, reprenant certaines des faiblesses congénitales de l’architecture, il répond mal car il faudrait oser les remettre en cause).

L’architecture proposée dans la note de janvier 1973 permet d’en traiter certaines.

C’est la proposition d’architecture que soutient Louis Pouzin avec le projet RINA (Recursive Inter-Network Architecture) proposé par John Day, un ancien d’Arpanet. 

Celui-ci n’affirme t-il pas avoir redécouvert dans Cyclades les principes fondamentaux permettant de simplifier les protocoles ? Quelle plus belle reconnaissance que sa formule “RINA est construit sur les épaules de Cyclades”. Avec Gérard Peliks membre de l’ARCSI  j’ai rédigé un article de “vulgarisation” en 2019.

C’est  pourquoi je pense qu’il est opportun de célébrer en  janvier prochain les 50 ans de cette contribution. Un évènement est en cours de construction, ceux qui peuvent y contribuer seront les bienvenus.