Bernard BIEDERMANN – novembre 2024
Depuis quelques années, l’opinion publique adhère progressivement à la nécessité de réindustrialiser l’économie française. Les causes et les impacts de la dé-industrialisation des dernières décennies ont bien été compris. Les crises provoquées par les deux chocs pétroliers de 1970 et des années 1980 en sont les principales causes. Il y a eu, hausse du prix du pétrole, hausse du dollar, indexation des salaires sur les prix, ce qui a profondément accru les coûts de production industriels et diminué les marges, tout cela dans un contexte de concurrence internationale croissante. Par ailleurs les responsables des politiques économiques ont surestimé les avantages des recommandations de la tertiairisation développées par Jean Fourastié ou Alfred Sauvy. Aujourd’hui, dans leur grande majorité, nos responsables politiques intègrent dans leurs programmes des projets de réindustrialisation essentiellement fondés sur des relocalisations c’est-à-dire le contraire de ce qui s’est passé depuis plus de 40 ans. L’approche est un peu simpliste et trop spontanée car les contraintes opérationnelles d’aujourd’hui, qui s’imposent aux projets de relocalisations sont beaucoup plus nombreuses, complexes et interdépendantes qu’on ne le pense.
Dans son livre, « Délocalisations, relocalisations » Edition Bréal, 142 pages, Serge d’Agostino analyse et explique de manière rigoureuse, très complète et bien détaillée toutes les variables et théories qui traitent des phénomènes de délocalisations. Dans cet article nous nous appuyons sur plusieurs réflexions publiées dans l’ouvrage de Serge d’Agostino.
Contexte international et rôle des services
L’ouverture des économies au niveau mondial et une libéralisation acceptée par un grand nombre de pays ont facilité les délocalisations qui ont créé plus de concurrence. La concurrence internationale a ainsi contribué à des délocalisations industrielles complètes ou partielles. Certaines entreprises ont pu réagir en opérant une montée en gamme de leur production (mécanisation, automatisation, robotisation, nouvelles technologies de l’informatique et des télécoms, …).
Les délocalisations ont également eu pour effet de démanteler l’écosystème productif :
- Affaiblissement des liens entre donneurs d’ordre et fournisseurs
- Affaiblissement du relationnel entre les établissements délocalisés (par exemple : usines et laboratoire)
- Constat que des ateliers robotisés non délocalisés dépendent de produits délocalisés.
Par ailleurs in ne faut pas oublier que les services sont également des facteurs de croissance et que dans les nouvelles entreprises, il y a dépendance totale, complémentarité, et gains de productivité dans le couple machine-services. Contrairement aux idées reçues, des prestations de services peuvent également être délocalisées (logistique, finance, R&D, vente et publicité, SAV, Gestion administrative, gestion des embauches, …). Par ailleurs la location de voiture comme d’autres offres en location sont comptablement considérées comme un service.
Motivations à délocaliser
On peut distinguer deux motivations essentielles qui sont les causes des délocalisations :
– Les économie d’échelle en termes de coûts (énergie, productivité de la main d’œuvre non qualifiée voire qualifié).
– Tout ce qui concerne la « valeur client » (Chapitre 2 du livre de Serge D’Agostino)
- La flexibilité opérationnelle (qui n’est pas forcément systématique)
- Le développement de nouveaux produits
- La disponibilité de la main d’œuvre
- L’accès aux marchés étrangers
- L’expansion du marché
- Un savoir-faire d’accès à des produits indisponibles dans le pays d’origine
Impacts des délocalisations dans les pays hôtes
Les unités de production délocalisées génèrent des créations d’emploi, de la main d’œuvre en générale non spécialisée, peu formée et à un coût compétitif, exerçant dans des conditions de travail difficiles voire illégales. De plus, les unités de production délocalisées peuvent constituer un nouveau modèle pour les entreprises locales qui sont alors en concurrence avec l’unité délocalisée. On constate alors des augmentations de productivité du capital, du travail et de l’organisation, ce qui leur permet d’augmenter les exportations de produits identiques vers des pays qui ont ou qui vont délocaliser. Délocalisation et nouveaux produits exportés favorisent de bons résultats de leur balance des paiements. On constate par ailleurs que la conjoncture des produits délocalisés fluctue comme celle du niveau mondial. On peut aussi estimer qu’il s’agit d’un transfert de technologie :
- De fait, on constate que ce sont souvent les pays dotés d’un développement industriel acquis qui peuvent accepter des délocalisations. Dans les pays qui accueillent un parc important de délocalisations, les états ont investi dans des nouvelles infrastructures routières, aéroports dont les bénéficiaires sont surtout les unités délocalisées.
- Mais il peut y avoir des difficultés lorsque les unités de production doivent commander des consommations intermédiaires en importations.
La dé-industrialisation engendrée par des délocalisations
Une des causes contextuelles de la dé-industrialisation s’explique par la structure industrielle. Il s’agit de la courbe de répartition selon la taille de l’entreprises. Gilles de Margerie avait précisé que les structures industrielles influent sur la propension des entreprises à délocaliser : « La France est donc un des pays européens qui a le plus délocalisé. Une des raisons réside dans le fait que la France compte de grands groupes très internationaux dont la vocation consiste à créer des emplois hors de France. Les économies allemande et italienne reposent sur des entreprises moyennes qui se délocalisent beaucoup moins parce qu’elles ne disposent pas d’une profondeur suffisante de ressources humaines et de cadres expatriables. La structure industrielle de la France, portée par de très grands groupes, n’a pas favorisé le maintien de l’emploi industriel en France ».
Les causes des relocalisations sont nombreuses
Quelles que soient les causes des relocalisations, elles sont souvent difficiles à réaliser en raison de la perte des savoirs faire, des technologies et des compétences dans le marché du travail. Elles peuvent être nombreuses pour beaucoup d’entreprises (Voir Chapitre 7 du livre de Serge d’Agostino)
- D’ordre marketing, pour augmenter la qualité des produits avec montée en gamme, diminution et régularité des délais de livraison.
- Liée à des nouvelles règlementations locales concernant la main d’œuvre, les fournisseurs, les partenaires locaux, la finance, qui rendent les investissements plus difficiles.
- Des réactions à des politiques économiques plus protectionnistes.
- A cause du besoin de réduire l’incertitude et les risques liés au niveau de dépendance (Décisions sectorielles comme dans la santé, l’énergie, les nouvelles technologies) dans des contextes géopolitiques conflictuels et d’évolution climatique.
- En raison des décisions politiques guidées par l’esprit de souveraineté
- A cause des augmentations du coût du travail dans le pays hôte
- A cause d’échecs en termes de management et de finance
Freiner les délocalisations
Pour freiner les délocalisations, on peut les interdire aux entreprises appartenant à des secteurs stratégiques ou ayant bénéficier d’aides publiques. On peut également établir des barrières douanières avec renchérissement des prix pouvant créer des risques de faillites. Plus globalement, on envisage de promouvoir des lois qui favorisent l’intérêt collectif et sur le plan financier, on peut renforcer les contrôles fiscaux sur les sorties de capitaux.
Favoriser les relocalisations
On peut imaginer une politique qui limite les importations de produits dont la relocalisation est possible et encourager les circuits courts. Au profit des entreprises qui relocalisent, l’état peut augmenter les commandes publiques ainsi que les subventions qui soutiennent les dépenses de recherche et de développement. La question est alors de savoir : « si ces subventions ne sont pas seulement des effets d’aubaine ? En économie, un effet d’aubaine signifie que l’entreprise saisit la subvention alors qu’elle aurait agi de même sans incitation. Or le processus de sélection est tel qu’il sélectionne des projets viables et sans doute qu’un bon usage des deniers publics est de sélectionner des projets viables qui l’auraient été sans la subvention. » Sarah Guillou, La politique industrielle française, Démons, Dieux et Défis, OFCE.
Quelle politique industrielle ?
Les politiques industrielles consistent à choisir les secteurs nécessaires à l’indépendance nationale et à l’autonomie technologique. Les arguments libéraux en faveur des délocalisations concernent :
- L’évolution des structures organisationnelles,
- Les avantages de la concurrence sélective au niveau mondial,
- Les décisions de relocalisation sont faites par les dirigeants d’entreprise plutôt que par une administration,
- Les délocalisations peuvent renforcer la compétitivité et la rentabilité ce qui est profitable aussi bien pour l’état que pour les consommateurs.
Dans une approche libérale on peut freiner les délocalisations en allégeant les charges sociales, la fiscalité et en ajustant les salaires aux gains de productivité. On peut aussi allouer des aides aux entreprises qui investissent en renonçant à la délocalisation. Cependant, l’approche libérale reste souvent théorique. « …L’histoire de nombreux pays révèle que ce n’est pas le libre marché qui a stimulé leur industrialisation et leur développement mais des politiques interventionnistes des Etats, ayant eu notamment recours au protectionnisme et au financement public des investissements, y compris ceux d’entreprises privées » (Serge d’Agostino). Il faut également tenir compte du niveau d’atomicité des marchés ; Il y a des risques lorsque la fourniture de produits est concentrée sur un petit nombre de fournisseurs.
Les mesures protectionnistes avec contrôles des flux de capitaux contribuent à freiner les délocalisations et à encourager les relocalisations. Cela dit, le protectionnisme présente également des inconvénients. Il peut induire une diminution de l’innovation du fait de la baisse du niveau de concurrence. De plus, interdire les délocalisations est compliqué dans un contexte juridique plutôt libéral qui respecte la propriété privée et la libre circulation des capitaux.
Alors, ne vaut-il pas mieux localiser plutôt que relocaliser, lorsqu’il n’y a pas eu de délocalisations antérieures. L’état peut aussi donner des avantages fiscaux à des entreprises étrangères qui implante en France des usines produisant de produits stratégiques comme l’électronique, la pharmacie, … Les politiques industrielles doivent choisir les secteurs nécessaires à l’indépendance nationale et à l’autonomie technologique. Pour inciter aux relocalisations, on peut imaginer le développement des réseaux d’infrastructure, la constitution de clusters d’entreprises d’activité complémentaires, garantir le respect du droit de propriété intellectuelle, appartenant à un bloc régional avec échanges libérés.
En France, peut-on vraiment relocaliser des activités intensives en travail peu qualifié, d’immigration ? Par ailleurs, les centres d’innovation requièrent une main d’œuvre qualifiée, pas forcément disponible. Tout cela concerne l’éducation nationale. De plus, en cas de relocalisation, il convient d’anticiper les modifications des processus de production pour ce qui concerne l’empreinte écologique, les normes sociales et l’ordre international.
Par ailleurs, « les entreprises qui relocalisent ont, en général, gardé des actifs en France… La politique industrielle ne peut se contenter de viser seulement l’industrie ou encore le secteur manufacturier. Pour être cohérente, une politique industrielle doit embrasser l’entièreté de la spécialisation qui caractérise la valeur productive d’un pays, de l’énergie aux services de haute technologie…Rien n’assure qu’une politique industrielle, ciblée alors sur l’industrie, soit un moyen de contrarier la désindustrialisation,….parce qu’elle ne peut se résumer à du protectionniste ou à une sauvegarde des industries en déclin, et parce que les leviers de la politique industrielle ne peuvent contrarier les gains de productivité et la concurrence internationale » Sarah Guillou, La politique industrielle française, Démons, Dieux et Défis , OFCE.
Quels scénarios pour les prochaines décennies
(Extrait de l’article de Pierre Papon, Une réindustrialisation de la France en 2050 ? www.futuribles.com)
La relocalisation industrielle étant à l’ordre du jour, on peut s’interroger sur ce que pourrait être une France plus autonome et plus industrialisée. Aussi pour l’imaginer, Pierre Veltz se livre-t-il à un exercice de prospective en proposant trois scénarios à l’horizon 2050 :
- Le premier envisage une industrie française exportatrice, calquée sur le modèle allemand. Les progrès de la robotique ont permis aux entreprises de relocaliser une partie de leur production sur le sol français et d’exporter, tout en se spécialisant dans des secteurs d’excellence comme le textile, l’électroménager et la voiture électrique. Mais ce modèle a des limites car des secteurs stratégiques comme les microprocesseurs, le cloud ou la 6G seraient négligés ; il ne permettrait pas à la France d’assurer son autonomie.
- L’auteur envisage alors un deuxième scénario, « Le retour en force de l’État-stratège », dont un Haut-Commissariat au Plan serait le fer de lance. Celui-ci engage la production à grande échelle de microprocesseurs (et de semi-conducteurs, indispensables à l’industrie automobile) à Grenoble et sur le plateau de Saclay, ainsi qu’une industrie des énergies renouvelables, et il relance le nucléaire. Cette action est complétée par une réforme du système éducatif. Malgré quelques échecs, la France retrouve une certaine autonomie.
- Le troisième scenario, « La France championne de l’usine connectée », est plus « soft », la réindustrialisation se met en route sous l’impulsion de nouvelles technologies avec une production locale combinant utilisation de logiciels, de la 6G et de l’impression 3D : l’ingénierie est gérée directement dans le cloud, les pièces d’un objet étant fabriquées sur place. Revers de la médaille : ce modèle est très énergivore. La France ne peut pas tout produire et son autonomie n’est garantie que par une coopération avec des partenaires européens.
L’intérêt de cet exercice est de montrer qu’il existe plusieurs modèles industriels possibles. Par contre, « peut-on cependant planifier, au sens de fixer des objectifs quantitatifs dans un horizon temporel, la réindustrialisation ? Cela apparaît être une gageure ». Sarah Guillou, La politique industrielle française, Démons, Dieux et Défis, OCE.
Rien n’est simple
De ce qui précède, on constate que rien n’est simple. Le nouveau métier d’homme-orchestre en témoigne. En France il y a des hommes-orchestres à l’intérieur et à l’extérieur des pôles de compétitivité. Plusieurs niveaux de compétence : dirigeants d’entreprise, élus locaux, chercheurs, présidents de pôles de compétitivité, pilote de projets, membres des pôles (responsable de la R&D, chefs de missions, responsable animation).
La littérature sur les hommes-orchestres est conséquente et les acceptions sont nombreuses pour qualifier ce profil dans le milieu de l’innovation.
Les hommes orchestres sont des individus qui possèdent plusieurs fonctions :
- être spécialiste dans un domaine scientifique et technique et le metteur en relation d’expert – être le traducteur entre individus aux langages différents et le passeur de frontières ou architecte de réseau
- faire le contrôle et le filtrage des flux d’informations entrants et sortants
Ingénieurs ou diplômes de grandes écoles avec expérience entrepreneuriale, compétences relationnelles dans les milieux scientifiques, industriel et institutionnel. Il y a bien sûr, le réseau mais aussi le bouche à oreille. Pour construire une réputation on peut citer : affiliation à des acteurs importants par le biais d’agences, le renforcement de la qualité des produits, l’image par la mise en valeur de clients importants, de distinctions honorifiques, …Dans sa thèse recommandée par l’ANDESE « Le rôle stratégique des hommes-orchestres dans l’écosystème des pôles de compétitivité » Yoni Abittan de l’Université de Versailles décrit les fonctions de l’homme-orchestre.
Bernard Biedermann
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