Jacques BAUDRON  –  Secrétaire Forum ATENA  –  Octobre 2022

 

Alain Aspect est (enfin) récompensé par le prix Nobel de physique pour ses travaux expérimentaux menés quarante ans auparavant. Les conséquences de sa prestation furent essentielles tant sur le plan philosophique avec l’interprétation de la déroutante mécanique quantique qu’industriel avec l’ouverture vers les ordinateurs quantiques et la cryptographie quantique.

 

 

Quelques mots de mécanique quantique

La mécanique quantique a fait son apparition à la faveur d’un bouillonnement de physiciens hors du commun au début du XXème siècle. Les concepts sont tellement éloignés du bon sens qu’il ne faut pas hésiter à suivre le physicien Richard Feynman quand il conseille de ne pas chercher à comprendre au risque de devenir fou. Il faut admettre la nature telle qu’elle est : absurde. Et vous aurez du mal à mettre la mécanique quantique en défaut car la justesse et l’incroyable précision de ses prévisions la rendent indubitable. Pourtant elle est construite sur des postulats souvent déconcertants.

Le hasard, au cœur du quantique

Jugez plutôt. Les paramètres (vitesse, position, spin …) liés à une particule ne se décident que lorsque l’on fait une mesure et qui plus est les résultats obtenus sont totalement au hasard. Ils sont non-déterministes. Cette interprétation dite de l’ « École de Copenhague » est portée par le physicien Niels Bohr en 1927 en s’appuyant sur les travaux de Werner Heisenberg et Max Born. Mais pour Albert Einstein le hasard n’a pas sa place en physique. Il doit « forcément » exister quelque variables cachées qu’il nous reste à découvrir. Il faut compléter la théorie, ce à quoi il consacrera le reste de sa vie. 

Le verdict est tombé avec l’expérience d’Alain Aspect. Niels Bohr avait raison, il nous faut composer avec le hasard. Combien instructifs auraient été les commentaires d’Einstein !

Superposition

Dans un tel contexte, la rassurante notion de trajectoire disparaît. La route suivie par un photon quand deux fentes lui permettent de rejoindre un écran est indéterminée. Pour illustrer cette indétermination imaginez le film d’un bras qui se lève. Sur la pellicule on voit le bras en bas puis sur l’image d’après, le bras en haut. Que s’est-il passé entre les deux ? Le personnage a-t-il arrangé une mèche de ses cheveux, pincé son oreille ? On n’en sait rien, c’est indéterminé. L’indétermination n’est pas une limite de nos moyens de mesure, mais une caractéristique physique de la nature. Plutôt que dire « le photon passe par les deux fentes », la formulation « le photon n’a d’existence physique que quand on le mesure » me semble préférable. 

Tous les chemins sont possibles. Toutes les solutions sont superposées. Les calculateurs quantiques tirent leur puissance de cette caractéristique. Les éléments binaires quantiques appelés « qubit «  superposent les états « 0 » et « 1 », ce qui permet de mener les calculs en parallèle. 

Quand un calculateur classique doit tester les combinaisons offertes par quatre bits, il doit faire seize tests. Un seul test sur les états superposés de quatre qubits permet de vérifier les seize combinaisons. 

Intrigante intrication

L’interprétation du grand Albert est erronée, certes. Mais sa maîtrise de la théorie de la mécanique quantique n’est pas en cause, et n’en soyons pas surpris : il en est un des pères fondateurs. 

Sa facilité déconcertante à fondre physique et mathématique lui avait permis avec Erwin Schrödinger en 1930 de discerner au sein des équations le phénomène on ne peut plus troublant de l’intrication. Deux particules qui ont été mises en relation conservent des caractéristiques communes indépendamment de la distance qui les sépare. Leur spin (« sens de rotation » d’une particule, pour simplifier outrageusement) par exemple sera toujours identique. Boutade simplificatrice : quand on tape sur les doigts d’une particule, c’est l’autre qui fait « Aïe ». 

On parle de « non-localité » et de « non-séparabilité » quantique. Les particules sont unies pour le pire et le meilleur. 

L’intrication sera utilisée tant pour l’information quantique que pour la cryptographie : intrication et hasard sont des atouts précieux pour la distribution de clefs de cryptographie par exemple. 

Vulnérabilité du quantique

La transition entre l’état quantique, où tous les possibles sont superposés vers l’état classique, où seule une des possibilités est conservée est la décohérence. 

Elle est provoquée par des interactions avec l’environnement qui peuvent être crées par une mesure ou faire suite à des perturbations spontanées comme le moindre rayon cosmique, la moindre variation de température, la moindre vibration. 

La situation se traduit par des protections tout azimut comme des blindages ou des températures proches d’un zéro absolu. L’ordinateur quantique personnel n’est pas encore de mise. 

Dès que l’on quitte le quantique, la superposition disparaît et avec elle le calcul parallèle source de la puissance du calculateur quantique. On cherche donc à mieux connaître et mieux maîtriser la décohérence comme l’a fait le physicien Serge Haroche, prix Nobel en 2012 pour ses travaux sur la manipulation des éléments quantiques individuels. 

Cette fragilité des états quantiques est source d’erreurs. Des calculs de correction d’erreurs pallient la faiblesse mais doivent eux-mêmes faire l’objet de correction d’erreurs. Le problème se multiplie dès que l’on veut considérer des mots de plusieurs qubits. Par exemple, pour casser les algorithmes de chiffrement il faudrait au bas mot plusieurs milliers de qubits « corrigés », alors qu’aujourd’hui on ne sait pas encore comment atteindre la centaine. 

La vocation du calculateur quantique ne semble définitivement pas être la poursuite de la loi de Moore. Son domaine est plus dans la simulation ou la recherche dans des bases de données. 

Cent ans s’entend sans temps

Dernière trouvaille de la centenaire mais toujours facétieuse mécanique quantique, la variable temps disparait. Le temps – voire l’espace-temps – n’existe plus dans l’état quantique. Surtout quand on suit Carlo Rovelli avec la gravité quantique à boucles. Le bon sens n’est décidément pas de mise en mécanique quantique. 

Le temps disparaît, un petit peu comme la température d’un gaz fonction de la vitesse des molécules peut exister au niveau macroscopique puis disparaitre au niveau microscopique.

John Wheeler et Bryce DeWitt avaient déjà lancé l’alerte dans les années 1960. Alors qu’ils tentaient d’étendre la fonction d’onde à l’univers, ils ont vu la variable « temps » quitter leurs équations.

Le temps absolu tel que le comprenait Newton n’avait déjà pas résisté à la relativité d’Einstein. Le temps n’est pas le même pour tout le monde. Avec un influence moindre de l’attraction terrestre, l’horloge des satellites GPS diffère de celles de nos voitures. Et que dire de la « vitesse du temps » pour un objet s’enfonçant dans un trou noir ? Pour lui, c’est quasi instantané ; pour nous, c’est une éternité. Â chacun son temps. 

Une étape supplémentaire est maintenant franchie. Quand on regarde de trop près une particule, il n’y a plus de temps. « Je n’ai pas le temps » prend une nouvelle signification !

Le paradoxe EPR

Einstein en collaboration avec Boris Podolsky et Nathan Rosen a publié en 1935 une courte mais fondatrice argumentation connue sous le nom de paradoxe EPR. Comme souvent avec Einstein c’est une expérience de pensée. Elle pousse dans ses retranchements la position de Bohr. Que se passe-t-il quand on applique le principe de levée d’indétermination dépendant du hasard aux particules intriquées ? Lorsqu’une des deux particules « choisit » son spin la deuxième le fait également. Le paradoxe est que leur distance pouvant être arbitrairement grande, la vitesse de la lumière peut être dépassée. On retrouve là le génie d’Einstein qui savait manier les équations tout en en saisissant la portée physique

Le pragmatisme des chercheurs les a tenus éloignés de ces questions liées à l’interprétation philosophique jusqu’à ce qu’un génie irlandais, John Stewart Bell, propose en 1964 une formulation mathématique de l’argument EPR qui permettrait de trancher la question. S’il existe des variables cachées, alors on peut faire des prévisions -vérifiables expérimentalement- contraires à la mécanique quantique. Dans son esprit, la position d’Einstein serait validée. 

L’enthousiasme des expérimentateurs s’est rapidement enflammé. Dieu joue-t-il au dés ? On a maintenant identifié l’outil pour être fixé ! 

L’expérience d’Alain Aspect

Une première expérience réalisée en 1972 par John Clauser (qui partage le prix Nobel avec Alain Aspect) et Stuart Freedman (malheureusement disparu en 2012) donne un aperçu  de la tendance : ce serait bien le hasard qui mène le monde.

Cela dit, manipuler des états quantiques est tellement délicat que cette première tentative pêchait par trop d’imprécisions. Le faible débit des sources de particules intriquées menaient à des expériences trop longues (quelques jours) pour obtenir des conditions expérimentales stables. Alain Aspect ramène ce temps à 100 secondes grâce à une source de particules intriquées. 

Parmi les autres écueils de ces premières expériences, la possibilité de corrélation autres que quantiques laissaient la place aux objections. L’équipe a dû sophistiquer le montage pour chasser toute éventuelle influence expérimentale ou toute erreur d’interprétation. 

Le résultat est arrivé en 1982, confirmé par la suite grâce à de nouvelles expériences menées tant par Alain Aspect que par des équipes totalement indépendantes. Il n’y a pas de variables cachées : indépendamment de leur distance 

qui permettraient aux particules de partager des caractéristiques communes quel que soit leur éloignement. En quittant l’état quantique c’est au hasard que la particule « choisit » la valeur de ses paramètres. 

Retombées technologiques 

Pour arriver à leurs fins, Alain Aspect avec Philippe Grangier, Gérard Roger et Jean Dalibard ont déployé force ingéniosité pour manipuler les particules individuellement. 

Pour Erwin Schrödinger, le débat sur le comportement des particules individuelles n’avait que peu d’importance car on n’arriverait jamais à en isoler une pour l’observer. C’était sans compter sur Alain Aspect et les lasers. 

Un premier succès fut une source de photons qui autorise 100 photons par seconde. La durée de l’expérience est maintenant ramenée à une centaine de secondes. 

Autre défi : éliminer les artefacts expérimentaux qui pourraient relier les détecteurs éloignés. L’astuce consiste à fixer l’orientation des capteurs après l’émission des photons 

Les manipulations de particules individuelles ont depuis largement été utilisées pour l’information quantique qui dispose maintenant de portes logiques agissant sur des particules dans un état quantique, autrement dit superposant différentes valeurs possibles d’une variable. 

Mais l’expérience qui m’éblouit le plus est certainement celle des fentes de Young réalisée par Roger Bach, Damian Pope, Sy-Hwang Liou et Herman Batelaan en 2013. Le rêve de Richard Feynman est réalisé : on est capable de créer des figures d’interférence en utilisant une source délivrant photon après photon. L’ « absurdité » quantique est tangible. Chaque particule crée un impact au hasard sur un écran, mais la probabilité d’arriver en un point suit une loi déterministe. Dans certaine zone, la probabilité est nulle. On a donc la certitude que le photon n’y arrivera pas ! Cette probabilité se calcule en envisageant l’intégralité des chemins possibles. Comme si le photon avait cette « connaissance » de la topologie. Vertigineux. 

Alain Aspect est cofondateur de la société Pasqal, impliquée dans la conception de processeurs quantiques. Notons que Philippe Grangier de son côté est sur la voie de la distribution quantique de clefs au sein de la société SeQureNet. Les génies essaiment vers les jeunes pousses !

Toutes ces ouvertures – sans oublier la téléportation – ont été possibles grâce à la manipulation individuelle des particules, dont la voie a été ouverte par Alain Aspect.

Retrouver Alain Aspect

Le charisme d’Alain Aspect nous garantit des vidéos fortes, son humour et sa simplicité les rendent encore plus accessibles. Ajoutons une légendaire moustache rassurante pour se sentir à l’aise. 

Néanmoins ne prenez pas une vidéo au hasard. Toutes ne sont pas destinées au grand public et on a tôt fait de décrocher. Branchez-vous par exemple sur https://www.youtube.com/watch?v=E4k6Z7B3BqA qui traite du hasard en quantique. Un régal.

Restons dans les recommandations avec la totalité des conférences d’Étienne Klein, ainsi qu’un petit ouvrage de Richard Feynman « Lumière et matière » qui se lit comme on superpose les glacis en peinture : couche après couche. À chaque re-lecture on va un peu plus loin mais dès la première on a compris qu’il y a quelque chose à comprendre.

Le point commun de ces lectures est qu’on en ressort en se disant « Qu’est ce que je suis intelligent, j’ai compris » et non pas « Qu’est-ce qu’il est intelligent, il a tout compris ». À mon sens, c’est une signature de  bon pédagogue !