Regards croisés d’une industrielle et d’un scientifique.
Entretien avec Joël de Rosnay et Caroline Mondon
Il faut accepter le terme anglais « supply chain management » pour désigner un ensemble de métiers internationaux et cesser d’utiliser les mots réducteurs « logistique » ou « approvisionnement » qui sèment la confusion, à la manière de l’arbre qui cache la forêt.
Christophe Dubois Damien (CDD) : Joël de Rosnay (JdR) docteur ès sciences, écrivain, scientifique, biologiste, écologue et prospectiviste, vous êtes le président de Biotics International. Caroline Mondon (CM) ingénieure, écrivaine, vous êtes une experte internationale, directrice du développement de l’Association Francophone de Supply Chain Management (AfrSCM, ex Fapics). Nous nous sommes rencontrés dans le cadre de nos activités professionnelles.
Le double choc sanitaire et économique que traverse le monde entier et qui touche sévèrement l’Europe dont la France met rudement à l’épreuve nos sociétés et nos institutions. Les supply chains peuvent-elles jouer un rôle stratégique dans l’organisation de la sortie de crise ? Caroline, pouvez-vous préciser en quoi consiste le management des supply chains internationales ?
CM : Les métiers du management des supply chains consistent à coordonner et à synchroniser les flux de produits et d’information avec les flux financiers pour créer de la valeur en faisant coïncider l’offre avec la demande.
C’est une fonction transverse qui interagit aussi bien avec les opérations de transformation des fournitures et des consommables, les équipements et leurs outillages, les infrastructures logistiques des fournisseurs, sous-traitants et distributeurs, les systèmes d’information, les énergies et avec les moyens financiers et leur contrôle de gestion.
Les supply chains sont managées dans des entreprises qui prennent la plupart de leurs décisions de façon linéaire, séquentielle, avec peu de retour d’information du terrain et dans des périmètres cloisonnés, qu’ils soient hiérarchiques, géographiques ou par métier. La sophistication des systèmes d’information qui assistent les décisions n’a cessé de croitre depuis les années 1960 mais leur algorithme de calcul des ressources est resté le même : conçu pour des supply chains soumises à peu de variabilités, il a besoin de prévisions maitrisées.
La plupart des managers industriels sont encore jugés sur leur aptitude à réduire les coûts plutôt qu’à augmenter la valeur des activités crées par leur entreprise.
La globalisation de tous les échanges transforme ces vieilles chaînes logistiques rigides en réseaux de supply chains internationales volatiles qui évoluent comme des systèmes complexes désormais à l’échelle des continents et de la planète. Cette crise démontre que nous avons besoin d’autres modèles pour fédérer toutes ces ressources afin de piloter nos supply chains d’une manière pérenne pour la planète et pour les êtres qui la peuplent.
CDD : Joël, ce nouveau modèle systémique du management des supply chains peut-il s’inspirer de la biologie ?
JdR: Comme toutes les structures organisationnelles créées par le genre humain, elles s’inspirent de l’organisation du vivant. Dans le cas de la supply chain, on trouve deux aspects que l’on peut mettre en lien avec la biologie : l’aspect écologique et l’aspect métabolique.
L’aspect écologique, c’est comment la supply chain se réalise entre les végétaux, les animaux, les micro-organismes pour fournir l’énergie et les aliments nécessaires à tout ce qui vit sur la terre. La chaine alimentaire est un exemple de supply chain du vivant. Cet ordre de la nature permet à la fois de réguler les espèces et de permettre à toutes de prospérer. C’est un relais entre tous les organismes vivants qui permet de fournir l’alimentation en continu à tous ceux qui en ont besoin aussi bien les végétaux, les animaux que les micro-organismes. Ce relais à la fois concurrentiel et coopératif permet de faire le meilleur usage des ressources. C’est cette même logique que nous pourrions retrouver dans une supply chain industrielle.
Ensuite, sur le plan intérieur, il y a la supply chain du métabolisme de nos cellules qui consiste à cheminer jusqu’à chaque cellule les nutriments que l’on a consommés par l’alimentation qui se transforment ensuite en éléments dans le sang en lipides, en glucides et en protéines lesquels sont amenés par une supply chain interne aux cellules qui en ont besoin. Et cette supply chain interne est véhiculée par le sang, les éléments du sang et de la lymphe et permettent d’enrichir les cellules.
Comme dans le cadre d’une supply chain managée, nous observons une adaptation constante entre les besoins et les ressources disponibles et ce, en temps réel. Plus besoin de chercher très loin d’où nous viens notre inspiration pour le management moderne des supply chains que l’on commence à observer dans les entreprises innovantes qui s’intéressent à la responsabilité sociétale. Pour aller plus loin il nous suffirait d’emprunter à la nature son aptitude à travailler pour sa propre survie.
CDD : Quels changements l’industrie devrait-elle réaliser pour passer de la gestion linéaire et séquentielle des chaînes logistiques actuelles à ce management systémique et adaptif des supply chains internationales complexes ? Vos compétences respectives peuvent-elles se conjuguer ?
CM : Un système fonctionne efficacement quand les relations entre ses parties sont aussi bien considérées que les parties elles-mêmes. C’est aussi le cas d’équipes pluridisciplinaires et multiculturelles quand il s’agit de réaliser un objectif commun.
La reconnaissance de la valeur de cet objectif et la confiance dans la qualité des échanges pour le respecter conditionnent la pérennité du système. Penser global pour mieux agir local est indispensable. La force d’une chaîne est celle de son maillon le plus faible. Cette métaphore du supply chain management est porteuse d’espoir lorsqu’elle sera comprise et enseignée à grande échelle dans notre pays, dans toutes les formations de technique et de gestion. Il deviendra alors évident qu’il vaut mieux consacrer son énergie à synchroniser l’évolution de tous les membres d’une équipe, de toutes les entreprises et organisations d’un bassin d’emploi, de tous les pays d’un continent, qu’à croître aveuglement au détriment de ceux et de ce qui nous entourent.
Ainsi, saturer des machines et réduire les investissements pour obtenir un retour financier à court terme, sous-estimer des professionnels dont l’expertise peut générer des innovations, multiplier les goulets d’étranglement dans les processus pour réduire les coûts unitaires des produits fabriqués ou encore réduire des stocks stratégiques et en même temps éloigner les moyens rapides de les renflouer, créent des rigidités qui bloquent la circulation des flux dans le système. L’entreprise crée les conditions des crises auxquelles elle ne pourra pas faire face.
Pour passer de cette logistique traditionnelle avec ses maillons rigides qui s’ajoutent les uns aux autres comme autant de centres de coûts soumis à des variabilités diverses de plus en plus incontrôlables, au management de supply chains qui créent du lien agile et de la valeur pour toutes les parties prenantes, partout où elles passent, le premier changement est sémantique. Il nous faut accepter au plus haut niveau d’utiliser un terme anglais « supply chain management » pour désigner un ensemble de métiers internationaux et cesser d’utiliser les mots « logistique » ou « approvisionnement » qui sèment la confusion, à la manière de l’arbre qui cache la forêt. Le deuxième est conceptuel : au plus haut niveau de nos entreprises, il s’agit de faire son deuil de l’approche cartésienne du management pour entrer dans le monde de la systémique et surfer profondément dans ses boucles de rétroaction, à tous les niveaux. Enfin le troisième est philosophique.
Il y a vingt ans, le Global Compact des Nations Unies a formalisé les dix règles à intégrer dans le système de valeur des entreprises pour qu’elles contribuent au développement durable. On sait déjà mesurer que les supply chains, lorsqu’elles sont les leviers de stratégies responsables, sont plus profitables. Après cette crise, les clients et les jeunes talents sauront encore mieux repérer les supply chains robustes parce que généreuses.
Protéger la planète avec des flux industriels, qui respectent les êtres qui la peuplent, est un objectif commun de bon sens, consensuel, qui crée de la valeur collective et de l’épanouissement individuel. La crise du covid 19 fait prendre conscience d’une dégradation humainement dramatique du monde liée à des progrès de l’industrie qui manquent d’une vision de survie collective à long terme.
JdR: En 1975, j’ai écrit « Le Macroscope » en réponse à une problématique de notre temps, celle de tout vouloir regarder au microscope, outil permettant d’observer l’infiniment petit, en imaginant que cela nous permettrait de tout comprendre, tout maitriser. En opposition à cela, j’ai proposé dans ce livre de regarder le monde au travers d’un macroscope, un outil pour observer l’infiniment complexe. Le principe derrière cela ? La systémique, idéal pour appréhender la complexité de notre monde. Le vivant qui nous entoure et dont nous faisons partie s’auto-organise en structures complexes qui ont la capacité de s’équilibrer d’elles-mêmes. La chaine alimentaire dont nous parlions plus haut en est un parfait exemple. Si on touche à un chainon, c’est toute la chaine qui s’en retrouve perturbée. Et il en est de même pour une supply chain qui doit, du fait de sa nature elle-même, s’intégrer dans un processus de réflexion systémique qui intègre la compréhension de l’économie circulaire, la gestion des ressources et des humains, et doit surtout éviter la traditionnelle approche analytique séquentielle et linéaire ne prenant en compte que productivité et rentabilité à court terme. L’actualité récente nous a d’ailleurs montré quels types d’impacts négatifs cela peut avoir dans le cadre d’une économie mondialisé comme la nôtre où les moyens de production sont très souvent délocalisés à l’autre bout du monde et où la libre circulation des échanges et donc des marchandises est en danger. Pour sortir de ces schémas court-termistes qui sont rigides et fragiles par nature, le management moderne des supply chains doit tenir compte de ce système complexe et multidimensionnel dans l’intérêt des entreprises et de l’économie mondiale, mais aussi pour la stabilité des sociétés humaines d’aujourd’hui et de demain.
CDD : Est-il pertinent de penser l’architecture informatique du futur en s’inspirant des mécanismes des organismes vivants ?
JdR : C’est une évidence. Il n’y a rien de plus performant et pragmatique que la nature dans sa manière de s’organiser. Les sciences nous permettent, années après années, de confirmer cela. L’exemple des fractales que l’on retrouve dans de nombreux schémas du vivant sont un exemple d’auto-organisation au travers de mécanismes complexes s’inscrivant dans une logique systémique.
De plus, l’être humain agit de manière mimétique avec la nature. Elle est notre plus grande source d’inspiration. Parlons du World Wide Web. Par réflexe, on a identifié un concept technologique à une toile d’araignée, et cela rend de fait le concept plus facile à comprendre et à maîtriser. La biologie permet donc une approche systémique et intégrée des mécanismes interdépendants, ce qui est le cas de l’informatique moderne et sera encore plus celui de l’intelligence artificielle. Elle ne pourra donc qu’enrichir l’approche de l’informatique moderne et future.
CM : En effet, nous avons aujourd’hui besoin de systèmes informatiques qui utilisent des informations pertinentes, à portée des opérationnels qui doivent prendre des décisions rapides, souvent intuitives. A court terme, c’est celle de la demande réelle des clients par opposition aux prévisions qui sont toujours fausses dans un monde volatile, incertain, complexe et ambiguë. À moyen terme, nous avons besoin d’élaborer des scénarios réalistes grâce à des analyses de variance et à la captation de signaux faibles pour anticiper les changements en terme tactique et stratégique. Et pour que des humains de toutes cultures coordonnent les décisions d’un bout à l’autre du globe de façon alignée avec des stratégies pérennes à long terme, il faut des processus de décision simples et visuels, pilotés au quotidien par des opérationnels motivés car bien formés, avec des boucles de retour d’information vers des dirigeants agiles. Nous avons besoin d’informatique intelligente, capable de fournir des informations globalement justes plutôt que précisément fausses.
CDD : Joël, vous prédisez, grâce à la place prépondérante de l’Intelligence Artificielle, des outils connectés et des réseaux sociaux, l’émergence d’une « intelligence collective augmentée » et le triomphe de « l’hyper humanisme ».
Le 30 décembre 2019, des chercheurs et deux start-ups donnaient l’alarme : une IA bien contrôlée aurait-elle pu éviter cette pandémie du coronavirus ?
JdR : L’Intelligence artificielle n’a de sens que celui qu’on lui donne et c’est pour cela que je préfère aujourd’hui parler d’Intelligence auxiliaire. Cela nous permet de l’identifier pour ce qu’elle est vraiment : un outil nous permettant d’appréhender la complexité.
Dans le cadre de la crise actuelle, l’Intelligence auxiliaire permet d’identifier ce qui pourrait être réutilisé pour lutter contre le virus, en explorant le Big Data de tous les médicaments existants. C’est un gain de temps. C’est notamment l’approche utilisée par le biologiste Daniel Cohen qui a créé dans ce but la société Pharnext pour trouver des médicaments contre le coronavirus en reformalisant des médicaments existants.
Pour ce qui est de l’anticipation, les intelligences auxiliaires peuvent permettre d’anticiper ce genre d’événements grâce à leur capacité d’analyse systémique d’une grande quantité d’informations. Mais comme je le disais plus haut, cela reste un outil. Il conviendrait avant tout d’écouter les scientifiques et les lanceurs d’alerte avant même de penser à utiliser des intelligences auxiliaires. A titre d’exemple, j’ai en tête le fameux Tedx de Bill Gates en 2015 dans lequel il explique que la prochaine crise mondiale sera causée par une épidémie dont l’origine serait un virus très contagieux se propageant de manière aérienne. Il semblerait qu’il avait raison sur ce point.
CM : Les apports de l’IA à l’apprentissage sont en marche mais ils nécessitent la mise en place d’une vision et d’un langage communs préalables. Il faudra une volonté politique pour que cette intelligence auxiliaire conduise à un accès facilité à la connaissance pour tous. Elle pourrait conduire à un changement de culture dans notre pays quand les citoyens les plus éduqués seront valorisés par le fait d’aller enseigner pour faire reculer l’ignorance et la pauvreté. Car transmettre des savoirs, c’est créer des opportunités d’innover grâce aux remises en cause suscitées par les apprenants.
Sa capacité à l’utopie fait la grandeur de l’humanité : gageons que des entreprises apprenantes dans des nations apprenantes créeront des supply chains adaptables qui sauront anticiper et faire face aux prochaines pandémies.
CDD : Etes-vous l’une et l’autre optimistes pour l’après crise COVID 19 en ce qui concerne l’industrie et la terre ?
CM : Oui cette crise pourrait accélérer la prise de conscience qu’il est temps, dans notre monde globalisé, de manager les supply chains, en particulier celles qui impactent la santé humaine mais aussi celles qui puisent dans les ressources de notre planète, comme des systèmes complexes qui peuvent s’adapter, comme le font les systèmes biologiques. On sait déjà mesurer que les supply chains adaptives, pilotés par la demande avec des stratégies à forte valeur ajoutée réduisent les gaspillages de plus de 30% en moyenne. En même temps elles livrent plus rapidement, en respectant les délais à presque 100%, en réduisant considérablement le stress des équipes et en développant l’économie circulaire. Et les Français sont leaders mondiaux dans la propagation de cette méthodologie ! Continuons de fédérer nos énergies vitales dans des organisations responsables et partageons nos expertises. Ce faisant, nous pourrons redresser notre industrie dans le cadre de la sortie de crise.
JdR : Je n’aime pas la relation entre l’optimisme et le pessimisme qui nous enferme dans deux bulles séparées. Je préfère entendre : « Etes-vous positif pour faire confiance à l’humanité et à la technologie pour sortir une vision positive et constructive ?». Alors que la vision optimiste ou pessimiste se limite à dire : on est optimiste ou pessimiste.
Je suis positif sur la capacité de l’humanité à survivre et à inventer des solutions nouvelles en période de risque, de danger. Je pense que l’humanité trouvera progressivement les moyens de s’en sortir. Ce n’est pas de l’optimisme. C’est être positif sur les capacités d’innovation de l’humain en période de crise.
Joël de Rosnay
Caroline Mondon
Christophe Dubois-Damien